La dimension critique du réseau

Revue d’art depuis 2006

Entretien avec Sofiya Loriashvili

D’origine ukrainienne Sofiya Loriashvili appartient à cette jeune génération de photographes qui recourent aujourd’hui principalement au smartphone et aux réseaux sociaux pour témoigner d’un vécu parfois douloureux. Des photos de son séjour dans un hôpital de désintoxication aux nuits alternatives parisiennes, jusqu’à la récente série de poubelles à paraître prochainement, rencontre avec un talent émergent…

Yannick Vigouroux  : L’une de vos photographies, que j’aime beaucoup, montre une pièce bleue et vide ne contentant qu’un lit…

Sofiya Loriashvili  : Ce lit est celui d’un patient qui était comme comme moi en rééducation de désintoxication, pour des questions d’addiction aux drogues. Il y a dans ce centre une chambre qui est dédiée aux personnes plus problématiques car schizophrènes, qui ne peuvent pas forcément vivre avec des personnes « normales  » comme nous, parce qu’elles peuvent avoir des crises, elles ont besoin forcément d’intimité. La chambre était celle d’un ami que j’ai rencontré dans cet établissement et avec qui j’ai passé six mois. Il est sorti, il y a une fin à tout, on ne vit pas dans un centre de réhabilitation à vie même si cela peut durer longtemps, on est sortis un peu à la même période, moi j’ai fait une rechute, je suis retourné en réhabilitation et lui a fait une overdose et il est décédé à cause de la drogue, ce sont des choses qui arrivent hélas. Moi j’avais très peu de personnes qui étaient mortes dans ma vie avant, sinon aucune et c’est là-bas, quand j’étais dans cet établissement, on nous réunissait presque tous les jours pour nous dire  : « Et bien voilà, l’un de nos patients est décédé.  » L’on était un peu en micro-société on chacun avait des addictions et c’est là que j’ai pris conscience que les addictions sont mortelles,

YV : Vous avez pris des photos des autres patients  ?

SL  : C’était un peu compliqué parce que l’on n’avait pas le droit de faire des photos là-bas. L’on m’avait pris mon téléphone. L’on n’a ni téléphone ni ordinateur le premier mois car l’on a besoin d’être isolés pour être vraiment concentrés sur nous-mêmes. Après je l’ai demandé parce que j’en avais besoin pour le travail et j’ai quand même réussi à faire rentrer un appareil-photo, j’ai pris toutes ces photos un peu en cachette. Je préparais des concours pour des écoles telles que l’école des Gobelins, dont le thème était « Toucher du regard  »… J’ai photographié des personnes comme si elles étaient séropositives, ce qui n’était pas vrai, le but c’était de parler de la sérophobie, le fait qu’aujourd’hui encore des gens ont par exemple toujours peur de boire dans le même verre qu’une personne séropositive, et que la seule façon de les toucher c’était du regard. J’ai publié quatre ou cinq photographies de ces personnes-là.

YV : Quand avez-vous commencé à faire de la photographie  ?

SL : J’en ai toujours fait en fait, dès le plus jeune âge j’avais toujours des petits appareils-photo, je savais déjà que je voulais faire de l’art dans ma vie et je me cherchais un peu dans tout, j’ai fait du dessin, de la photo, de la sculpture, et c’est il y a environ quatre ans que je me suis dit que j’allais vraiment faire de la photographie, car c’est le moyen d’expression qui me plaît et me convient le plus.

Yannick Vigouroux  : Certaines de vos natures-mortes amorcent le travail sur les poubelles, comme cette photographie d’une main tenant dans sa paume des médicaments dont une gélule colorée…

SL : Exactement.

YV : Cette photo m’évoque un livre lu il y a déjà de nombreuses années, Prozac Nation (2001) d’ Elizabeth Wurtzel…

SL : Je connais en effet de nom ce livre qui est célèbre, mais je ne l’ai pas lu.

YV : Cette autre photo a été prise semble-il lors d’une soirée  ?

SL : C’était à une soirée appelée « Nipples  », en fait ce n’était pas du tout naturiste et à la fin, un de mes copains qui faisait la musique a lancé  : « Tout le monde à poil  !  », comme c’était en petit comité, tout le monde a joué le jeu et s’est déshabillé. C’était bon enfant.

YV : Comme Wolfgang Tillmans, vous mélangez noir et blanc et couleur  ? Je trouve cela pertinent et audacieux.

SL : Je fais beaucoup plus de couleur mais il m’arrive de faire du noir et blanc, auquel j’aimerais me remettre. Mais ce qui me pose un problème, c’est que quand je la pratique, j’ai l’impression que tout devient artistique…

YV : Dans cette photo de fête, il y a une surimpression  ?

SL : Oui et je ne l’ai pas fait exprès. C’est accidentel et j’aime le rendu.

YV : Avez-vous était influencée par Tillmans  ? Par d’autres photographes  ?

SL : Oui par Tillmans sûrement, j’aime beaucoup son travail. C’est très difficile pour moi de dire par qui j’ai été influencée, je fais partie de cette génération qui pratique énormément les réseaux sociaux, on voit énormément d’images sans vraiment s’attarder sur elles, cela passe très vite, je suis abonnée sur Instagram à une centaine de photographes et du coup je m’attarde en général très peu sur eux. Toutefois, j’ai débuté la photographie en regardant beaucoup les images de Terry Richardson, ses photos de mode très basiques sur fond blanc. J’aime beaucoup aussi ce que fait le cinéaste Bruce Labruce… Il y a beaucoup d’auteurs que j’aime mais je retiens hélas très peu les noms  !

YV : Vos couleurs font parfois penser à celles de Matin Parr…

SL : C’est un artiste que j’aime beaucoup aussi.

YV : Comme lui vous utilisez un flash  ? Martin Parr fait en effet pour ses vues prises en plein jour de l’open flash…

SL : Oui, j’utilise aussi énormément le flash.

YV : Que pensez-vous des photos de Nan Goldin  ?

SL : Et bien pareil. C’est une des photographes que j’aime beaucoup. Je pense d’ailleurs que j’ai été plus influencée par elle que par Tillmans. C’est très documentaire…

YV : Du « documentaire autobiographique  »  ?

SL : Oui c’est cela, c’est ce que je fais majoritairement, je documente plutôt ma vie.

Cela pose le problème que quand dans ma vie tout va bien, je ne trouve pas de choses aussi intéressantes à photographier. Je me rend compte que les photos les plus belles que j’ai faites, c’est quand il y a eu beaucoup de drames, de choses mouvementées dans mon existence. Malheureusement, quand tout va bien, ce n’est pas très intéressant à documenter  !

YV : Hélas le bonheur est assez plat et moins intéressant a priori à photographier…

SL : C’est cela et cela me pose cette question  : qu’est-ce que ma vie va être plus tard, dans quelle direction je dois la mener  ?

Yannick Vigouroux  : J’ose espérer que vous réussirez à faire de bonnes photographies tout en étant heureuse. En photographiant toujours votre quotidien…

Sofiya Loriashvili  : C’est le cas dans les voyages par exemple, il n’y a pas forcément besoin d’avoir de drame dans sa vie. Cela reste quelque chose d’intéressant pour le spectateur.

YV : La vie n’est pas un continuum et quelque chose de parfait, elle est faite de nombreux accidents, avec des hauts et des bas, et je pense que tout est photographiable et intéressant.

SL : Oui.

YV : Pourquoi photographier désormais des poubelles  ?

SL : Au début, j’ai surtout photographié des personnes. Je pense que c’est parti d’une recherche de soi, je me suis rendu compte que je faisais des portraits parce que cela plaisait aux autres et à moment j’en ai eu marre et j’ai décidé de faire de la photo pour moi. Ce que j’aime vraiment, c’est les détails, et faire des portraits sans voir la personne dedans en fait… C’est-à-dire photographier sa personnalité, ce qu’il utilise, sans l’avoir dans le cadre. Quand je rentre dans un appartement, j’adore regarder les livres, ce que la personne a laissé comme petits déchets, les petits détails  : votre salle de bains par exemple, le fait que vous laviez vos tasses et couverts dans l’évier, je trouve cela génial  ! La poubelle, c’est un portrait pour moi. C’est un ensemble de choses que quelqu’un utilise, jette, tout ce qu’une personne consomme. C’est vrai que je fais beaucoup de photos de poubelles dans la rue, donc cela ne concerne pas forcément une seule personne, mais c’est lié au quartier par exemple, on voit bien que la poubelle de République n’est par exemple pas la même que celle du sixième arrondissement… Le design des poubelles est important aussi, à Paris il s’agit de poubelles « bagatelle  », ce n’est pas le même qu’en Ukraine, là-bas ce ne sont pas vraiment des poubelles d’ailleurs mais plutôt un tas de déchets. L’enjeu est sociologique je pense.

YV : En 2014 j’ai vu à la MEP de Paris un travail photographique consacré au contenu des poubelles de célébrités. Bruno Mouron et Pascal Rostain, paparazzi de profession dressaient l’inventaire de leurs victimes habituelles…

SL  : Je l’ai vu. Mais j’avais déjà commencé à faire des photos de poubelles. Je m’intéresse beaucoup à la vie des gens mais je n’ai pas forcément envie d’entendre ce que eux me disent, mais de me faire mon propre avis à travers des petits détails.

YV : L’un de mes amis, Sébastien Fanger, a photographié à la chambre grand format et en couleur dans les années 1990-2000 les déchets qui subsistent après un marché, ce qu’il a nommé « Les reliefs de trottoir  »…

SL  : Il s’agit selon moi de véritables natures-mortes.

YV : Sa série précédente, les « Rhyparographies  » (photos de la vaisselle dans son évier) font d’ailleurs en effet explicitement référence à la tradition de la nature-morte dans l’antiquité grecque ou romaine comme on peut en rencontrer dans les fresques de Pompéi ou Herculanum.

Vous avez je crois un projet d’édition de vos photos de poubelles  ?

SL : J’ai fait ma maquette à la main parce que j’aime bien toucher ce que je fais, j’aurais pu le faire sur ordinateur mais j’ai préféré acheter un cahier tout blanc dans le format du livre que j’aimerais bien avoir. J’ai fait imprimer mes images et je les ai découpées, puis collées. Je vais faire éditer ce livre en Ukraine parce que c’est moins cher, chez un éditeur qui a déjà publié le livre d’ un ami. J’aimerais qu’il sorte pendant l’été 2021, accompagné d’une exposition. Il y aura toutes les photographies de poubelles que je fais depuis trois ans. Je pense que le livre est un bel objet pour clôturer un projet. C’est un bel objet.

YV  : La forme du livre joue en effet un rôle important dans l’histoire de la photographie.

Propos recueillis à Paris 12e le 13 janvier 2021