Étrange, indigène et fluide, quelques notes de la Biennale de Venise 2024

Alors qu’au Lido de Venise se termine le 81e festival du cinéma (Mostra del Cinema), la Biennale d’art de Venise continue d’attirer des foules à l’Arsenale, au Giardini et dans les pavillons en ville. En sortant de l’excellent film brésilien Ainda Estou Aqui, réalisé par Walter Salles et portant sur la dictature des années 1970, je suis retourné pour la troisième fois à cette 60e édition de cette grande manifestation d’art. Cette année, le directeur artistique est le curateur brésilien Adriano Pedroso, reconnu pour ses positions engagées envers les minorités ethniques et les communautés « queer ». Avec son thème Foreigners Everywhere, titre éponyme de l’œuvre du collectif Claire Fontaine, Pedroso questionne, à l’instar de Cecilia Alemani lors de l’édition 2022, la notion dominante de notre culture de l’homme blanc. À travers une panoplie d’œuvres très diversifiées il met en avant l’artiste queer, l’artiste folk, l’artiste outsider et l’artiste indigène.

Ce dernier est célébré au pavillon central des Giardini, avec la façade monumentale, réalisée par le collectif brésilien Mahku. De même, à la Corderie de l’Arsenal, le deuxième lieu important de la biennale, le collectif indigène Maataho de Nouvelle-Zélande, composé d’artistes Mãori, (Lion d’or) ouvre la section de l’Arsenale avec une grande installation multisensorielle.

Du côté des pavillons nationaux, les thématiques de la résistance indigène et du colonialisme sont également présentes. 

Le pavillon brésilien met en lumière la communauté des Tupinambà et d’autres peuples qui, devenus étrangers sur leur territoire ancestral, continuent leur lutte anticoloniale.

Le magnifique pavillon australien, qui a reçu le lion d’or du meilleur pavillon, présente l’artiste Archie Moore. Ce dernier part de son histoire familiale pour raconter celle du peuple australien, remontant 65 000 ans dans le temps. Écrits à la main et à la craie blanche sur un mur noir ardoise, les textes de l’artiste illustrent la fragilité de la mémoire. Au centre du pavillon, un énorme bassin noir rassemblant des milliers de documents devient un mémorial des morts, témoignant des invasions coloniales.

Avec Everything Precious is Fragile, inspiré de la cérémonie traditionnelle Gèlèdé, le Bénin, qui participe pour la première fois à la Biennale, crée un dialogue entre tradition et modernité, entre la fragilité du monde actuel et l’ethos indigène, invoquant régénération, renaissance et « re-matriement » comme alternatives. Parmi les nombreux pays africains qui participent avec succès à cette biennale, citons aussi le pavillon du Nigéria. Sous le titre Nigeria Imaginary, il explore le passé et l’histoire, évoquant les artefacts pillés et l’héritage d’un artisanat révolu, grâce à des positions artistiques conceptuellement et esthétiquement ancrées dans la contemporanéité changeante. Les peintures autour de la vision de la maison Mbari de Toyin Ojih Odutola sont particulièrement poétiques et immersives.

Le thème de l’héritage est également présent dans la Migrant Art Gallery de Sandra Gamarra Heshiki au pavillon espagnol. Sa recherche sur le patrimoine artistique de l’époque colonialiste, la mène, à travers une déconstruction créative des différents genres de peintures présentées comme dans un musée historique, à une réflexion intéressante sur nos enjeux écologiques, politiques et esthétiques actuels.

Au pavillon des Pays-Bas, l’artiste curateur Renzo Martens, en collaboration avec le Cercle d’Art des travailleurs de plantation congolaise, crée un environnement de sculptures en terre cuite, cacao et huile de palme, en référence au commerce de la culture de plantation et aux héritages du colonialisme. Cette installation est complétée par le film The Judgement of the White Cube, qui documente un projet de musée d’art contemporain en Afrique en interrogeant la responsabilité de l’artiste contemporain.

Les références à l’abstraction dans la culture moderne américaine et la tradition des motifs des peuples amérindiens sont déterminantes dans la pratique interdisciplinaire de Jeffrey Gibson, artiste américain d’origine cherokee. Il a transformé l’intérieur et l’extérieur du pavillon américain en une œuvre in situ colorée, complexe et sérielle en utilisant des sculptures multimédias, des peintures mixed media et des vidéos multicanaux. Son travail déconstruit toutes sortes de stéréotypes, des peuples indigènes aussi bien que des différentes communautés urbaines queer et autres.

Dans un autre genre, au pavillon de l’Égypte, Wael Shawky questionne les représentations occidentales des conflits coloniaux. En réinterprétant sous forme de film-opéra des événements historiques de son pays natal, il critique avec poésie et dramaturgie toute forme d’invasion et de guerre. 

Entre politique et nature, Greenhouse, un jardin créole au palais Franchetti qui abrite le pavillon du Portugal, devient un espace de création, de réflexion et de transformation, où se mêlent installation, son, performance et recherche, créant une dynamique positive de résistance et de libération.

La complexité de la relation entre le bâti et le vivant, entre la nature et l’homme, se révèle également à travers une installation sculpturale et vidéographique intitulée Seeing Forest de Zhao Renhui au pavillon de Singapour. 

Dans cette accumulation de propositions artistiques diverses dont témoignent aussi les pavillons nationaux, une autre thématique d’actualité choisie par Pedroso peut être résumée par la notion de fluidité identitaire. 

L’œuvre puissante Rage is a Machine in Times of Senselessness de Frieda Toranzo Jaeger, ou Gender Disobedience et Diaspora Activism, deux nouvelles sections de l’archive filmique Disobedience Archive de Marco Scotini dans les Corderies de l’Arsenal sont deux exemples de cette ouverture aux diversités esthétiques actuelles.

Ainsi la thématique queer, qu’on peut définir par étrange, différent, voire autre, très bien représentée dans l’exposition centrale, se retrouve également dans les pavillons nationaux indépendants du commissariat général. 

Alors qu’on annonce depuis des années la mort du concept des pavillons nationaux, on constate qu’ils sont plus vivants que jamais avec des artistes sélectionnés par les commissaires nationaux pour leur pertinence artistique et leurs positions esthétiques face aux thèmes d’actualités choisis par le commissaire général.

Une réponse complexe et baroque à la question même de la représentation nationale au sein de la Biennale est donnée par l’artiste suisse-brésilien Guerreiro do Divino Amor. Son installation prolifique et allégorique Super Superior Civilizations, où image, musique et son s’interfèrent, est une critique fervente de notre société du spectacle, de la communication et des nouvelles technologies, en particulier des clichés avec lesquels notre époque représente les nations et le monde. 

Dans un registre différent, les représentations et narrations utopiques et dystopiques autour des futurs alternatifs imaginaires dans les installations vidéo de Yal Bartana cohabitent avec l’histoire scénarisée (architecture, son et performance) de l’artiste Ersan Montag sur son père immigrant turc, sous le titre Threshold au pavillon allemand.

De façon beaucoup plus sobre et minimaliste, du point de vue visuel, le pavillon luxembourgeois intitulé Comparative Dialogue Act est une plateforme de création et d’exposition où le visiteur est immergé dans une installation sonore en transformation continue, résultat d’une collaboration entre l’artiste Andrea Mancini et le collectif multidisciplinaire Every Island. Malgré la richesse créatrice en perpétuelles mutations et les qualités des dispositifs de présentation, il est difficile de retrouver l’énergie flippante et la transmission performative de la semaine d’ouverture.

La Biennale d’Art de Venise de cette année se révèle être, comme souvent auparavant, un véritable carrefour d’idées et de réflexions sur des thématiques contemporaines actuelles, allant de la résistance indigène à la fluidité identitaire. Les artistes, à travers leurs œuvres, qu’elles soient mineures ou majeures, nouvelles ou anciennes, nous invitent à repenser notre rapport à l’histoire, à la mémoire et à la représentation, tout en célébrant la diversité et la complexité de nos identités. 

Nil Yalter, Exile is a hard job
Jusqu’au 24 novembre : Giardini, Arsenale et dans la ville.
Le site de la Biennale