Le numéro 105 du magazine European Photography célèbre son quarantième anniversaire, ce qui donne l’occasion à l’équipe dirigée par Andreas Muller-Pohle de faire un point théorique sur l’évolution de la photographie en faisant appel à de nombreuses personnalités européennes et internationales du milieu. Un retour en arrière sur des citations de la fin des années soixante dix, une sélection de 40 livres ayant marqué ces décennies et un portfolio de treize auteurs nés en 1980 complètent ce tour d’horizon très cohérent.
Andréas Muller-Pohle dans son introduction rappelle que la revue a été créée en réponse à la domination de la scène américaine, pour défendre la pluralité de la création européenne en rapport avec les avant-gardes. Il y voit l’influence de trois courants dominants à l’époque « visualism, documentarism and conceptualism ». Il considère cette longue période comme une suite de « dramatiques bouleversements sociaux et de ruptures technologiques ». Insistant sur la révolution apportée par le numérique, il tire cette conclusion positive qu’ « après s’être débarrassée de ses vertus analogues et de ses entraves la photographie est prête à assumer ses pouvoirs illimités ».
Un tableau chronologique récapitulatif fait le point sur les « Faits saillants et désastres de cette décennie 80 ». En 1980 il signale l’émergence de Solidarnosc et des partis Verts, la parution de La chambre claire de Roland Barthes, l’apparition de Camera Austria, des éditions Taschen et de la chaîne CNN. 1981 est marquée par le sida, la création d’IBM et de MTV. 1983 voit la parution de Pour une philosophie de la photographie de Vilem Flusser. 1987 assiste à la création de Photoshop. 89 c’est à la fois la destruction du Mur de Berlin, la mort de Robert Mapplethorpe et la création du World Wide Web.
Le retour sur quelques citations de ces années permet de retrouver ceux qui comme Sue Davis appellent à un nécessaire démarquage de l’influence américaine, d’autres comme Peter Turner qui annoncent la fin des tirages traditionnels quand Régis Durand ou Stefan Wojnecki distinguent les tenants des pratiques spécifiques des artistes plasticiens.
Les critiques contactés ont été questionnés eux aussi sur les évènements marquants de cette période dans le domaine de la création image. Certains s’attachent à une évolution nationale, ainsi Roberta Valtorta insiste sur l’éminence de l’école italienne du paysage documentaire influencée selon elle par les pratiques américaines, le conceptualisme et l e néo-réalisme. Stavrios Moresolpoulos s’attache à montrer l’apport de la revue grecque Fotografia et du Hellenic Center for Photography d’Athènes. L’artiste canadien d’origine indienne Sunil Gupta montre l’originalité de la création à partir de 1988 à Londres d’Autographe, association des photographes noirs qui réunit différentes diasporas pour l’approche d’une Global Photography. L’équipe m’ayant fait l’honneur de me contacter j’ai défendu les initiatives de la la photographie performative et des pratiques de fiction documentaire.
D’autres critiques ont une approche plus généraliste. Pedro Meyer insiste sur les changements dûs au digital et aux nouvelles formes de diffusion. Ce que fait aussi Giovanna Calvenzi en compensant cette tendance par le recours à un certain nombre de techniques anciennes. Klaus Honnef voit lui l’importance de l’achèvement de l’automatisation dans le processus global de création des images. L’historien Geoffrey Batchen insiste sur une visualisation indexée de cette association particulière de l’espace, du temps et de la subjectivité. Enthousiaste Lev Manovich défend Instagram comme le « new media » absolu.
Revenant sur le temps des lectures de portfolio par Jean-Claude Lemagny à Arles Wendy Watriss fondatrice du Houston Foto Fest montre que nous sommes passés du temps où 4 ou 5 manifestations constituaient les seuls évènements au plus de 200 festivals actuels. Peter Weibel fondateur de la ZKM se réjouit de l’apparition d’une nouvelle catégorie d’artistes « capables de créer des mondes dans un regard critique sur le réel. »
D’autres professionnels tels Jens Friis de Katalog ou Irène Attinger de la MEP choisissent les livres qui ont marqué cette période. En dehors de l’essai de Flusser déjà mentionné ce sont deux écrits théorique d’artistes qui sont mis en avant : Beauty in Photography de Robert Adams et Thinking Photography de Victor Burgin. Si seuls deux auteurs modernes, Herbert List, et Marcel Broodthaers y sont présentés, on n’est pas étonnés d’y trouver The Democratic Forest de William Eggleston , Exiles de Koudelka ou Plateland de Roger Ballen. L a sélection est tout à fait internationale on y retrouve David Goldblatt, John Gossage, Miguel Rio Branco, Penti Sammallahti , Michael Schmidt, Larry Sultan et deux françaises Françoise Huguier et Sophie Riestelhueber. D’autres livres plus rares venant d’Asie notamment sont à découvrir. L’évolution technologique est amorcée par Paul Wombell dans son essai Photovideo : Photography in the Age of the Computer.
Les portfolios consacrent cette génération de quarantenaires expérimentant des esthétiques différentes. Un reportage traditionnel de qualité est défendu à la fois par le français Mathias Depardon avec ses photos d’Irak au légendage précis aussi bien que par les vues de situation de crise à la frontière américano-mexicaine de l’italien Fabio Bucciarelli. Trois séries très différentes sont liées à l’architecture. Gregor Sailer, artiste autrichien, propose des versions actuelles du Village Potemkin , ces décors faits seulement de façades peintes servent de lieux d’exercice pour les armées aux USA en Suède et en France. Le couple Chow et Lin originaires de Malaisie et de Singapour et travaillant en Chine utilisent un drone pour des vues aériennes de terrains de jeux pour enfants au coeur d’immeubles collectifs. Le brésilien Julio Bittencourt qui s’intéresse à l’environnement humain et fait aussi la couverture de ce numéro avec une vue d’une foule de nageurs en Chine présente son travail sériel sur les capsules hôtels au Japon.
Deux approches très plastiques son défendus par le japonais Kensuke Koike avec Ikebana qui découpe des éléments de vis ages pour en donner une version 3D. Daniel Gordon venu des USA crée d’abord des tirages à l’encre de photos digitales avec des surfaces de fruits, de légumes ou de vaisselle, puis les recompose pour recréer les modèles photographiés à la chambre 8×10.
Quatre séries liées au portrait sont produites soit de façon traditionnelle comme ces consommateurs de crack clichés frontalement au Brésil par Gui Christ, soit avec un regard critique non dénué d’humour par le français Julien Lombardi qui s’appuyant sur ses études d’ethnologie saisit les manifestations d’égotisme des visiteurs se mettant dans de stupides postures performatives sur les lieux de grand tourisme. Son compatriote Thomas Devaux réalise près des caisses de supermarché des portraits d’acheteurs (The shoppers) traités dans un noir et blanc proche de la gravure ou du dessin. Daisuke Takakura, originaire du Japon photographie un jeune adulte au centre d’un groupe portant un uniforme scolaire pour révéler une typologie des émotions complétée par un diagramme en légende.
Deux séries mises en scène gèrent un rapport particulier à l’histoire . La belge Bénédicte Vanderreyd scénographie dans un univers très sombre les oppressions vécues par les femmes de sa famille. C’est la grande histoire des rapports conflictuels entre l’Afrique et ses colonisateurs qui fait l’objet des portraits collectifs installés par le sénégalais Omar Victor Diop.