Pour fêter les 10 ans d’ EXCENTRICITE(s) , le festival de performances organisé par l’Institut Supérieur des Beaux Arts de Besançon, l’édition 2020 annulée du fait de la pandémie a été compensée par l’édition d’un imposant ouvrage , 200 pages de textes et 500 de photos. Un objet aussi singulier qu’important et novateur pour les arts vivants.
Pour expliciter cette situation le livre s’ouvre en avant propos sur un Plaidoyer pour une édition défunte. Quatre questionnements à l’oeuvre dans les images évoquent les Nudités pour des dévoilements intimes et parfois violents, les Dominations où se manifeste une esthétique relationnelle, les Paroles de la poésie exacerbée à corps et à cris et les Magies s’ouvrant sur d’autre mondes.
Un premier texte vient théoriser la manifestions dans sa singularité. Il est l’objet d’Aurore Després partenaire de l’école d’art à l’Université de Franche-Comté. L’auteure de la somme Gestes en éclats reprend ce concept pour analyser le rituel Excentricté(s) pour Partition. Ce dernier concept est hérité du couple radical américain Anna Halprin, danseuse et chorégraphe et son époux Laurence, architecte du paysage. La manifestation sous cet éclairage pluridisciplinaire apparait pour elle « comme une de ces rares « partitions » qui agirait seulement comme potentiel, ouverture, germe, plus même comme espace-temps de l’émergence. »
Lors des différentes éditions Aurore Després a non seulement organisé des journées d’études : Danse et Performance, Saillance du geste, Performance /Scènes du Réel, mais aussi le ré-enacment avec ses étudiants du premier happening d’Allan Kaprow en 1959 : 18 happenings in 6 parts. Elle active ainsi les grands principes de la recherche-création : « Faire jouer les tendances affectives, inventer des plateformes de relation et explorer de nouvelles économies de relation. »
Dans ces liens théorique/pratique elle a aussi collaboré à l’adaptation à un colloque du dispositif performatif Boiler Room de Mélanie Perrier, co-directrice du Laboratoire du geste. Elle affirme ainsi encore une fois la pertinence de son double principe : Documenter la performance & Performer le document.
Ce sont ensuite les deux commissaires initiateurs de la manifestation qui analysent ces 10 ans de fêtes créatives. Laurent Deveze philosophe, critique d’art et directeur de l’ISBA établit d’abord Une chronologie de la performance. Rappelant le concept de situation cher à Sartre, il dénonce l’impensé de certaines pratiques performatives revendiquant ce statut : « Etre contemporain pour un artiste serait donc renoncer à la reconnaissance de son temps pour oser se mesurer à l’Histoire. » Il envisage alors les deux directions possibles de ces expériences corporelles : « une interactivité chamanique et joyeusement venimeuse ou bien le témoignage d’une performance martyre » . Les deux ayant pour résultat : « Le corps en acte fait être cette réalité d’être au monde. A jamais situé. »
Son assistant à l’Institut Julien Cadoret artiste et co-commissaire d’EXCENTRICITE(s) étudie La performance et ses territoires excentrés. Il y affirme l’identité générique de l’artiste-performer « un individu critique qui témoigne de notre monde. » de ce fait de nombreux jeunes artistes reprennent la dominante de critique politique aujourd’hui historique dans la lignée de Marina Abramovic, des Pussy Riots ou d’AÏ Weiwei. Occasion pour lui de défendre de jeunes praticiens invités comme Mael Gagneux , Emmanuel Lacoste, Rodolphe Cintorino et ses micro-gestes du quotidien ou Florent Poussineau qui donne dans le livre un texte sur le rapport au pouvoir .
Il évoque aussi d’autres directions de recherches comme ces liens à des pratiques rituelles proches du chamanisme ou du vaudou comme celle d’Habdaphaï. Il ouvre ensuite son analyse aux différentes approches de la sexualité exprimées en extimité.
Un certain nombre de textes de participants au festival sont publiés dans leur langue originelle, version précédée d’un résumé des deux commissaires. C’est le cas de Per Hüttner artiste et président de Vision Forum qui évoque aussi le chamanisme à travers le langage performé. En 2012 sa pièce Les sens humains et le temps repose sur la cécité volontaire au service des autres sens.
Damien Rouxel depuis sa sortie en tant que diplômé de l’établissement a aussi bien partagé son goût du travestissement faisant poser sa famille dans le cadre rural de la Bretagne qu’investi les musées de la région lors de ses performances dansées. En lien avec ses expériences il pose ici les bases d’une réflexion sur La question du genre dans les pratiques performatives.
En relation à l’identité la plus intime Juie Le Toquin s’attaque à Performer la mémoire entre arts plastiques et théâtre. Ses deux parents décédés elle se veut la seule garante de sa mémoire qu’elle met en place à travers différents protocoles d’archivage qu’elle rejoue face aux spectateurs.
La performance peut se donner aussi en duo comme le prouvent Cyganek et Julie Poulain, façon rencontre sportive, ou rituel entre danse et combat , elle peut encore se pratiquer en collectif ce que revendique Mathieu Bohet ayant participé aux cours et aux initiatives de Bartolomé Ferrando partenaire régulier d’EXCENTRICITE(s). Avec d’autres de ses camarades, anciens élèves le jeune artiste crée l’association Simberifora produisant des oeuvres graphiques, audiovisuelles et sonores où l’action corporelle investit aussi des installations éphémères.
Parmi les collaborations étrangères Alexander Chavez Villalobos développe les liens entre politique et art vivant dans ses expériences les plus radicales tandis que Pashias artiste et fondateur d’ Epitélésis montre l’investissement corporel pour la relecture actuelle des mythes d’Atlas et des Cariatides. Quant à Joydeb Roaja il témoigne de créations vivantes au Bangladesh à travers son centre du Porapara Space à Chittagong. Dans la diversité des approches on peut saluer celle de Carla Rocha artiste qui expérimente les points communs entre Art et agriculture ou l’analyse plus techniciste de Frédéric Weigel artiste et directeur du Palais des Paris qui dans son Ressort interne vidéoludique approche les protocoles communs entre art de la performance et jeu vidéo.
Reste à se plonger dans l’imposant cahier de reprise des photos pleine page pour réactiver ces moments hautement ludiques, s’y perdre ou chercher les références paginées pour attribuer ces images prises au plus près des acteurs de ces expériences festives , parmi la foule étudiante, dans cette communauté dont seules les meilleures écoles d’art ont le secret. Ce livre exceptionnel en témoigne avec brio, la performance y trouve en théorie comme en pratique sa juste place aux côtés de la danse contemporaine.