EXIT THROUGH THE PHONE BOOTH

Paul di Felice. Exit through the phone booth”, est le titre d’une nouvelle série d’images photographiques présentée en avril dernier, chez Arendt & Medernach, au Luxembourg. Que signifie ce titre ?

Dominique Auerbacher. Entre 2011 et 2014, j’ai photographié les tags des dernières cabines téléphoniques publiques de Paris.

Le titre de ce corpus d’images, “Exit through the phone booth”, est à la fois une allusion au titre du film “Exit through the gift shop” de l’artiste urbain Bansky et une allusion à sa sculpture, « Murdered Phone Booth”, de la cabine téléphonique londonienne, fendue par une pioche, placée dans une ruelle de Soho comme si elle y avait été assassinée ; phone booth est le mot anglais pour cabine téléphonique.

Paul di Felice. Pourquoi cette focalisation sur les cabines téléphoniques de Paris ?

Dominique Auerbacher. D’un pays à l’autre, d’une ville à l’autre, les cabines téléphoniques sont différentes. À Paris, elle est tout en verre et s’assemble en nid d’abeilles par deux, trois voire quatre cabines ; elle devient, à certaines heures, le centre d’un ballet de gens qui entrent, sortent, s’impatientent devant les portes ou téléphonent. Chacun, à travers les minces cloisons de son isoloir transparent, voit la personne à côté de lui et entend des bribes de conversation, sans pour autant y prêter attention. C’est une petite hétérotopie où se juxtaposent du privé et du public. Les cabines téléphoniques parisiennes me font penser aux sculptures conceptuelles de Dan Graham, notamment ses pavillons en verre et miroir sans tain qui questionnent, avec leurs jeux de perception, le rapport de la sculpture à l’architecture, le double statut de regardeur-regardé, les limites entre “espace social public” et “espace social intime”. Pour Dan Graham le concept détermine la forme, mais en ce qui concerne la cabine téléphonique la fonctionnalité est inhérente à la forme. Il y a également des cabines téléphoniques où des personnes sans logement mettent à l’abri les sacs en plastique remplis de leurs affaires et les cartons leur faisant office de matelas.

Paul di Felice. Vous avez fait, de jour comme de nuit, des images de tags à l’acide sur les cabines alors que ces tags sont, je suppose, réalisés également sur d’autres surfaces. Qu’est-ce qui a déterminé la spécificité de votre choix et comment avez-vous procédé ?

Dominique Auerbacher. Effectivement, il s’agit des tags gravés à l’acide fluorhydrique sur les murs en verre des cabines téléphoniques. Les tagueurs remplissent leurs marqueurs et aérosols de ce produit corrosif dont le maniement nécessite un réel savoir-faire pour obtenir la calligraphie voulue. On dirait que ces tags, avec leur texture hybride de lettres, de coulures et de giclures, ont hérité du geste pictural de l’Action Painting et en perpétuent la tradition. Pour moi, ces cabines téléphoniques sont des multiples qui une fois taggés deviennent chacun un objet sculptural unique qui se métamorphose en permanence. D’une paroi vitrée à l’autre se projettent les reflets des tags, de la rue, des gens qui passent ou téléphonent ; quand je pousse une porte de nouvelles réverbérations surgissent. L’espace du dehors est fragmenté par les lignes de la structure des cabines et par les diverses traces sur leur surface. Dans la lumière du contre-jour, les tracés dépolis des tags semblent redessiner en grisaille les façades, les rues et les gens. La nuit, les cabines téléphoniques scintillent dans la synchronie des lumières et des bruits. Leurs tags prennent les couleurs des feux de la circulation, des phares des voitures et des enseignes lumineuses ; ils varient au vert et au rouge du passage piéton, au bleu de la sirène d’un car de police, au jaune du tube fluorescent d’un panneau publicitaire … À l’intérieur de la cabine téléphonique, j’ai l’impression d’être dans une installation, un peu comme dans Solstice de Rauschenberg, quand on regarde à travers les images transparentes des panneaux coulissants, sauf que la cabine téléphonique est in situ et qu’elle réverbère l’architecture, les lumières et les bruits de la ville.

Au moment où je prends conscience de la beauté singulière de ces tags et essaye de la transposer en images, il ne reste presque plus de cabines téléphoniques publiques ; n’étant plus rentables à l’ère du téléphone portable, elles sont enlevées systématiquement.

De jour comme de nuit, j’arpente la ville dans tous les sens à leur recherche. Quand des passants m’interpellent pour me demander : ce que je photographie, à quoi vont servir ces photos, pourquoi je m’intéresse à ces gribouillages, si je trouve que le vandalisme c’est beau… je leur montre les images que je viens de faire sur l’écran LCD de mon appareil photo et l’hostilité se dissipe. Les tags paraissent plus acceptables transposés en images qu’en vrai, sans doute parce que, de nos jours, on a l’habitude de communiquer par les écrans interposés de nos ordinateurs et Smartphones, via les réseaux sociaux. Certains ont l’impression, en regardant les images, de voir ces tags pour la première fois alors qu’ils passent tous les jours devant des cabines téléphoniques taggées ; l’un d’eux me dit qu’en téléphonant dans une cabine il a dû les voir sans les voir mais qu’en photo c’est différent… Après tout “on ne voit que ce qu’on regarde” comme le dit Merleau Ponty.

Paul di Felice. Vous faites souvent référence à la peinture ; en l’occurrence, dans le corpus “Exit through the phone booth”, que suggèrent les titres de vos séries “Etches” et “Impression, traffic-lights”, à quoi font-ils allusion ?
Dominique Auerbacher. “Etches” et “Impression, traffic-lights” sont les titres de deux séries de mon corpus d’images “Exit through the phone booth”.
Les tagueurs appellent un tag à l’acide, un Etching ; ce terme anglais désigne à l’origine les procédés traditionnels de gravure utilisant un mordant. “Etches” est un néologisme que j’ai combiné à partir du verbe anglais etch et de son substantif etching, pour évoquer à la fois l’action de graver à l’acide et l’objet gravé. Les images Etches sont des plans rapprochés sur les parois taggées des cabines téléphoniques, sur leurs assemblages fortuits de petits reliefs, de bouts de ruban adhésifs, d’affiches arrachées…

Les images “Impression, traffic-lights” sont des variations, au cadrage quasi identique, sur un grand tag à l’acide d’une cabine téléphonique qui est photographié alternativement sous divers éclairages nocturnes de la ville. “Impression, traffic-lights,” est aussi un hommage à la série des cathédrales de Rouen de Monet. Pendant deux ans, il représentera les variations de la lumière sur la façade ; il pénétrera dans la cathédrale pour la première fois que quelques jours avant d’avoir terminé ses trente tableaux.

Paul di Felice. Vous présentez également avec “Exit through the phone booth” des images de votre série “Scratches” exposée à Paris en 2012, à la MEP et à Berlin en 2014, dans l’espace d’exposition, Atelierhaus Bötzow, d’un collectionneur. Quels liens faites-vous entre les Scratches et les Etches ?

Dominique Auerbacher. À Berlin, de 2008 à 2011, je suis fascinée par les accumulations de tags sur les fenêtres des trams. Ces inscriptions cursives, gravées avec des pointes dures et des matériaux abrasifs dans le film adhésif transparent des vitres, m’évoquent les scribbles (les gribouillages) de Cy Twombly, les grattages de Hans Hartung… Tout le long des trajets, les tags défilent devant le paysage urbain ; je fais des images photographiques de ces superpositions aléatoires et fugaces et les surnomme “Scratches”. Ces tags ont été éradiqués après plusieurs années de la campagne anti tags de la BVG, la compagnie berlinoise des transports publics, qui a même eu recours à des affichages incitant à dénoncer les tagueurs en échange d’une rémunération.
Exit through the phone booth dont les Etches sont dans la continuité des Scratches. À Paris, de même qu’à Berlin, il est question de superpositions de tags et de paysage urbain dans la transparence de surfaces vitrées, de la disparition de pratiques picturales subversives qui témoignent de divisions sociales et de tensions urbaines. Les tags gravés sur les fenêtres des trams à Berlin et sur les cabines téléphoniques à Paris auront été d’éphémères apparitions.

Paul di Felice. Le street-art, l’art urbain est devenu me semble t-il un de vos sujets de prédilection d’où vient cet intérêt ?
Dominique Auerbacher. On trouve du street-art dans différents domaines, hors du contexte et du concept d’origine. Depuis plusieurs années, l’art du graffiti est récupéré par le marketing publicitaire d’entreprises industrielles et commerciales qui passent des commandes à des graffeurs. Le marché de l’art contemporain est également amateur de street-art. Les graffeurs, sur lesquels les galeristes jettent leur dévolu, font des œuvres de style graffiti pour les collectionneurs, les exposent dans les musées ; leurs graffiti deviennent des produits labélisés… On est loin du graffiti subversif de la contre-culture urbaine.
“Du mur à la toile traduit une mutation profonde du graffiti qui est peut-être en train de passer d’une esthétique du risque à une esthétique sans risque. Vidée de son énergie singulière et de sa force signifiante”, comme l’écrit André Rouillé (in “Le graffiti, une pratique de soi” Édito N° 291, paris-art.com, 05 nov. 2009).
La nuit en photographiant dans les rues, je rencontre des graffeurs, des tagueurs qui sont parfois étudiants en arts plastiques ou en communication ; certains d’entre eux œuvrent clandestinement mais d’autres intègrent cette pratique picturale dans leurs études. Diverses formes du graffiti tel que le tag, le lettrage, le pochoir sont, par ailleurs, fréquemment initiées dans les ateliers de dessin dès le primaire. Le graffiti pourrait bien finir par devenir une discipline enseignée dans les écoles d’art, les Beaux-Arts… Quant à moi, je m’intéresse principalement au street-art non commercialisé et non domestiqué, aux interventions des anonymes, à ces compositions fortuites et collectives d’affiches, de stickers, de graffitis gravés, collés ou bombés que je découvre jusque dans les endroits les plus insolites et inaccessibles.

Paul di Felice. Dans, Gedankensplitter, vos réflexions publiées dans votre catalogue Scratches auf Bötzow, vous dites aimer particulièrement le flou. Que représente t-il dans vos images photographiques ? Vous citez, par ailleurs, Gerhard Richter qui dit avoir découvert dans la photo ce qui manquait à la peinture, à l’inverse pensez-vous chercher dans la peinture ce qui manque à la photo ?
Dominique Auerbacher. Le flou m’attire. Pour les Scratches et les Etches, j’ai joué avec la profondeur de champ, la mise au point sur un élément d’une surface vitrée ou du paysage urbain à l’arrière plan ; mais cela reste très intuitif… Dans ces palimpsestes de tags, de silhouettes et de paysage urbain, la substance vaporeuse du flou donne du relief et de la profondeur en effaçant des parties et en en révélant d’autres. Le flou excite mon imagination, m’interroge sur ce que je vois. Il ne signifie pas, pour moi, le manque de netteté et comme le dit Gerhard Richter, “je n’ai jamais trouvé qu’il manquait quelque chose dans une image floue. Au contraire, on y voit bien plus de choses que dans une image nette” (dans un entretien avec Irmeline Lebeer, 1973).

Alors que les avancées du numérique nous permettent d’obtenir des photos d’une définition plus précise que celle que notre œil peut percevoir, le flou devient l’artifice technique, l’outil magique pour ajouter plus de vraisemblance à des images si parfaitement nettes qu’elles paraissent générées par ordinateur. La relation entre flou et netteté est au centre de l’actualité photographique numérique qui est marquée par l’avènement de l’appareil photo plénoptique avec son réseau de microlentilles placé devant le capteur ; de semblables capteurs pourraient être construits prochainement dans tous les appareils photos numériques. La publicité met en avant “le potentiel de refocalisation” de cette technologie, à savoir qu’il est désormais possible après la prise de vue, de choisir la mise au point, de modifier la profondeur de champ, grâce un logiciel, en cliquant sur les zones de l’image que l’on veut nettes ou floues ; la mise au point devient optionnelle.
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Pour les Scratches et pour les séries d’Exit through the phone, j’ai choisi un appareil photo numérique léger et discret ; avec un appareil photo argentique et les sensibilités trop limitées des films couleur, il aurait été impossible de faire de la sorte des images de nuit dans les mouvements de la circulation. Je fais moi-même les tirages de mes images sur mon imprimante grand format à jet d’encre pour pouvoir expérimenter à ma guise avec les palettes de couleurs de l’ordinateur, la substance pigmentaire proche de la peinture à l’huile des encres de l’imprimante, les diverses qualités de papier d’impression. Sur les écrans LCD de mon appareil photo et de mon ordinateur, l’image apparaît magnifiée par la lumière diffuse du rétro-éclairage. J’essaye de transposer cette matière numérique en quelque chose d’autre qui me surprenne.