FABRICE SAMYN, SÉDIMHANTER L’AUBE DES IMAGES

Pour « Solipsism », présenté à la galerie Meessen De Clercq de Bruxelles, Fabrice Samyn poursuit sa déconstruction de l’ontologie des images, faisant de l’exposition elle-même un processus d’anamnèse, où se rejoindraient, comme dans une origine commune absente, la métaphysique, la mythologie et la sémiotique. Car si dans toute trace s’inscrit une mémoire manquante, l’archive, dès lors, n’est jamais la simple conservation du passé, mais la remontée vers le fond éternellement présent d’une absence immémoriale ; c’est cette dimension que la théologie nomme le sacré, désignant ainsi une tension par laquelle la présence s’excède d’elle-même, tout en entretenant la relation la plus proche avec son essence.

Saint Augustin qualifiait d’« excès divin » ce mouvement de proximation et de retrait, par lequel l’intériorité originaire se manifesterait comme une blessure impossible à refermer. Aussi le contact avec l’intime est-il inséparable de la déchirure et de l’éloignement d’où ils procèdent : de même la passion du désir ou celle de la souffrance ne sont rien d’autre que l’écartement nécessaire à soi de toute communion. La parousie chrétienne s’étendrait ainsi entre deux blessures, deux passions : une première brûlure, celle de l’Annonciation ; une dernière brûlure, celle du Suaire, figurant à la fois l’empreinte indicielle d’un corps en feu et l’icône de l’absolument autre qui hante toute figure, comme un principe de dissemblance interne à l’identité à soi du même.

Tout portrait est donc un suaire, dont l’essence est « sacrée », c’est-à-dire secrète : il fait remonter à lui, ce qui dans la présence, s’est à jamais absenté de la figure en se trans-figurant vers l’absence de visage ; ce mouvement est aussi celui qui assure le passage de l’idole au portrait : alors que l’idole est l’image où le dieu apparaît, le portrait est l’image qui se donne comme retrait, imago, passage de la vie à la mort. L’autoportrait que présente ici Fabrice Samyn, de même que la trace indicielle de la brûlure de Burning is shining s’écartent tous deux de la simple ressemblance : ils manifestent, au-delà de l’indice, un champ symbolique où la vie, la mort et la transformation sont intimement mêlés, comme dans un rite de passage, d’un monde à un autre et d’une forme à une autre.

Pour Fabrice Samyn, le feu est à la fois ce qui enfante, marque et détruit : il est la métaphore vivante du mouvement ontologique par lequel le signe à la fois s’engendre comme supplément et masque l’origine dont il est la trace, la recouvrant de cendre. Les vierges noires de la série Black is virgin pourraient être lues comme une substance originelle, brûlée, qui serait la matrice des formes et du temps, la matière-mère, la terre-nuit primitive ; la résine, dont elles sont recouvertes semble alors préserver la vie latente qu’elles contiennent, jouant le double rôle de l’ambre qui fossilise et de la sève qui fait croître. Recueillant les alluvions de l’origine, elles abritent un temps « sédimhanté »(1) comme une énergie fossile, maintenue in(dé)finiment dans cette autre vie qui n’est pas la mort.

Elles deviennent, ainsi, à l’instar de la flamme, des figures de l’ontogenèse : la série Burning is shining, constituée de planches de bois brûlées et partiellement recouvertes de feuille d’or, rassemble en elle une double image : celle d’une origine qui subsisterait comme la trace d’une consumation, et celle d’un sexe féminin ; c’est-à-dire aussi d’une blessure, contenue dans l’image phallique du feu qui ouvre une béance, ensemence et suture dans le même mouvement. Le lingam est contenu dans le yoni(2), comme la blessure au flanc du Christ répond à l’Annonciation et à la mandorle de la Vierge, cette amande de néant, en fleur dans l’(h)or(s) du temps : comme une insémination disséminée inscrite dans la première brûlure d’où toute chair procède. Nous sommes issus d’un brasier que notre œil rêve de revoir, comme une chair de flamme qui renaîtrait de la cendre qui nous modela.

L’ensemencement, lié chez Fabrice Samyn, indissociablement à la perte, est également conceptuellement présent sous la forme du verre, drapant le gisant de marbre, de Death is an image, qui mélange à son tour symboliquement une matière visqueuse née du feu (la cendre fut par ailleurs longtemps utilisée comme fondant) ; une essence, celle de la substance qui conserve (comme une version cristalline de la résine) ; et une métaphore, celle de la semence congelée : le tombeau devient ainsi le bain spectral de l’insémination originelle, attendant sa dispersion dans les formes à-venir, conservant en lui ce qui ne peut pas mourir puisque né de la part vive du feu et non de la chair morte, de la chair de cendre. Comme le berceau d’une semence fantôme, coagulant toujours-déjà les épiphanies futures, dans l’humeur vitreuse des regards naissants.La sphère de l’objet devient donc elle-même investie d’une causalité autre, d’une causalité spectrale, qui évoque certaines thèses de l’Object Oriented Ontology, touchant au « retrait » des objets en eux-mêmes, à leur solipsisme.

Car si les objets sont intrinsèquement retirés en eux-mêmes (« withdrawn », pour reprendre le terme de Graham Harman), et donc irréductibles à leur perception, leurs relations ou leur usage, ils ne peuvent alors interagir les uns avec les autres que dans une étrange région, hors d’elle-même, une zone fantômatique de traces et d’empreintes : ce que l’on pourrait nommer leur radiance sensorielle, l’ether par lequel ils touchent nos sens, cette sphère où l’espace et le temps sont réunis, « sédimhantant » l’objet. Car si les objets sont mutiques, à jamais fermés dans leur silence ontologique, l’apparaître est ce qui irradie d’eux, en s’écoulant dans le temps : et cette radiance est ce que nous décrivons comme la causalité, qui devient ainsi indirecte, non-linéaire, spectrale, le fruit de micro-corrélations de micro-traces ; aussi la causalité relèverait-elle, en dernière analyse de la sphère esthétique, et donc de la perception relativiste.

Ce qui induit aussi une articulation nouvelle entre l’indice et l’icône : car la ressemblance n’est qu’un des aspects possibles de la causalité spectrale, une des formes de la vision. En cela, le photographique, comme modèle du passage ontologique de l’icône à l’index, du semblable à la dissemblance, est très présent conceptuellement chez Fabrice Samyn : à la fois comme matière des traces sédimhantées (Pictures of before you were born), répondant à la matérialité vierge du temps de Black is virgin ; comme modèle garantissant que la visibilité elle-même reste invisible, et que l’œil aspirant à se voir et à franchir ainsi un tabou phénoménologique, n’accède qu’à son image (You and Eye) ; et comme métaphore de la segmentation d’un temps auto-contenu dans la sphère de la causalité spectrale des objets.

La série The Color of Time, constituée d’une succession de couleurs s’étendant de l’aurore au crépuscule, exposées au travers de cloches de verre et, là encore, préservées par elles, pourrait être lue comme un portrait du temps lui-même, dont la liquidité, cet écoulement qui est le monde phénoménal, serait ici précieusement recueilli, comme une essence du ciel, avant que sa rosée ontologique ne s’évapore. Segmentée à la façon d’instantanés, la lumière révèle ainsi à la fois la couleur extérieure de son spectre et l’intériorité retirée en elle de son principe génésique invisible : de ces zones de turbulences que construit Fabrice Samyn, comme des chorégraphies du silence après la foudre, se révèle alors l’errance spatiale et temporelle des signes, portés par un éther spectral qui n’appartient ni au passé, ni au présent ni au futur, mais les contient toujours-déjà en lui. Sédimhantant la géologie secrète du temps dans les éclats azurés de sa nuit.

(1) Nous désignons par là le processus spectral de sédimentation de la trace et l’énergie latente de sa hantise future.
(2) Ces mots désignent le sexe masculin et féminin en sanskrit.