“L’âge de la céramique” ne représente pas un progrès historique comme l’âge de fer. Pratique immémoriale dont les productions se répartissent selon une diversité de sphères culturelles, modeler la terre, puis la cuire renvoie au geste primodial de la création. Selon la Genèse, Dieu a lui-même façonné ainsi sa créature pour lui donner vie. Et pourtant, en Occident, cette pratique a été longtemps reléguée en dehors de la tradition des Beaux-Arts.
« Avec une motte de glaise on façonne un vase
Mais c’est le vide du vase qui en permet l’usage »
Lao Tseu XI
“Les plus hautes créations de la céramique chinoise montrent tout autre chose, commente Henri Maldiney dans son introduction à L’Art, éclair de l’être (1993) – Le vide qui est en elles ne fait pas l’usage : il les fait être.(… ) Le vide n’est pas une table rase où des formes viennent s’inscrire. Il a part à leur genèse comme a-Forme, Sans-forme.”
La matière, ce matériau terrestre que met en avant l’exposition, est vouée à prendre une forme sous la main des hommes. Le propos est d’expliquer la genèse matérielle d’objets relevant d’un savoir-faire empirique artisanal ou plus savant, comme le plat émaillé ornementé de l’école de Bernard Palissy. Des modelages plus ou moins complexes à la cuisson à des températures plus ou moins élevées – la maîtrise du feu étant primordiale – résulteront des objets utilitaires comme des oeuvres uniques dont le trait commun est leur fragilité. C’est ce que souligne ironiquement l’installation de Clare Twomey présente au début de l’exposition : un monceau d’assiettes, plats, bols de porcelaine brisés (Monument, 2021).
Melting pot
Au fil d’un parcours qui mêle des objets de toute origine et de toute époque, on peut s’arrêter sur telle ou telle production ; quant à savoir si elle relève de l’art en s’évadant de sa fonctionnalité pour être esthétique, y compris dans sa laideur assumée, c’est au regardeur d’en juger. Si le kitsch est, selon Adorno, du “beau fait exprès”, qu’en est-il d’un laid qui est recherché par provocation ou dérision ?
Ou encore des ratés et des accidents – des surprises parfois heureuses, qui s’imposent parfois au cours de ce délicat labeur ?
On trouve pêle mêle aussi bien des artistes connus et reconnus (Rodin, Gauguin, Picasso, Matisse, Léger,) que d’autres plus récents (Kader Attia, Miguel Barcelo, Roberto Cuoghi, Lucio Fontana, etc…) et beaucoup d’inconnus et même d’anonymes – ce qui est rare dans un musée d’art moderne.
La sobre beauté d’un objet usuel contraste avec la préciosité de certains bibelots. Dans son Manuel d’Ethnologie, Marcel Mauss notait : “un objet d’art est un objet reconnu comme tel par le groupe” ; il séparait néammoins des ouvrages produits isolément en vue d’une finalité esthétique d’autres, qui ont une finalité sacrée ou utilitaire, mais qui peuvent avoir un aspect esthétique additionnel.
Certain objets sacrés, une Vénus préhistorique, une figurine préromaine, une figure totémique de la maternité de l’africaine Seyni Awa Camara ou un arbre de vie mexicain s’imposent comme des intercesseurs plus que comme des objets d’art. Certains objets utilitaires qui ont été détournés acccèdent au monde de l’art, comme Fountain (1917) de Marcel Duchamp.
Ouvrir le champ du possible
Certes, on pourrait peut-être reprocher à cette ambitieuse exposition tel ou tel oubli… mais l’ampleur du domaine qu’elle tient à présenter est telle que nous sommes face à un échantillonnage incongru d’objets appartenant à des registres différents. Le matériau de base se prête à toutes les inventions par sa plasticité. Sa valeur d’exposition transcende sa valeur d’usage. Et le propos de l’exposition n’est ni d’exposer un goût, ni de faire une histoire de la poterie et de la céramique des origines à nos jours. La présentation de pièces de tailles et de fonctions diverses esquive toute historicité ( dont témoignent pourtant les cartels) et même toute prérogative d’une culture (la nôtre). Elle ne se cantonne pas non plus à la “modernité” – même si l’Art nouveau, le mouvement Art & Craft et la vogue contemporaine de la céramique sont bien représentés. La pratique de la céramique reste intemporelle, même si elle est parfois intempestive.