Fifi hurle de joie, le chef-d’œuvre inconnu de Bahman Mohassess,

« Mon Dieu, même si tu n’existes pas, pourquoi tu nous laisses crever dans la mort ? » Bahman Mohassess.

Lorsqu’on tape le nom de Bahman Mohassess sur internet, on ne trouve aucune notice en français. Notre curiosité, et partant notre culture artistique ne va pas au-delà de certaines frontières et ce peintre iranien est inconnu en France et probablement en Europe, sauf en Grande Bretagne dont on sait le passé avec l’Iran.

En 1967 un film d’Ahmad Faroughi, L’œil qui entend, nous montre Bahman pétri de la certitude d’une révolution qu’il porte en avant-garde avec d’autres.
En 2010, on le voit dans un dégoût rigolard du monde, ponctuant son diagnostic accablant, de rires qui engage, et ses poumons et sa gorge tout entiers. On croirait entendre Diogène le cynique.
Toute son œuvre a été détruite, mutilée, mise en morceaux, au minimum censurée par les différents régimes iraniens ; Il poursuit l’œuvre de ses destructeurs dans son dernier séjour à Téhéran en étant lui-même l’auteur de la destruction de ses productions dont on voit les photos dans ses catalogues, Il n’emporte avec lui qu’un groupe de petites sculptures dans cette chambre d’hôtel romaine où ma cinéaste a fini par le retrouver au-delà de sa disparition volontaire comme si lui-même participait aussi, activement, à son éviction.
Son œuvre est protestation vive cintre toutes les horreurs du monde : massacres, dictatures, crimes ou catastrophes d’origine humaine comme la marée noire.
Il fut utopiste, il est revenu de tout dans un humour amer.

Toutes ses oeuvres empreintes d’expressionnisme constituaient une protestation de la vie réaction à la mort.
« L’animal est dans la vie, l’homme vit dans la mort. Je chéris l’animal qui est en moi ».
Mais les croyances dans la victoire de l’énergie vitale révolutionnaire se sont transmuées en constat que la mort et le mal triomphent toujours au bout du compte.

Alors, comme ceux qui se suicident en reprenant à leur compte leur condamnation par la maladie en étant au moins l’auteur di lieu et vde l’heure de leur mort, il fume clope sur clope pour défier ce qui gîte au fond de lui, en matant encore une fois Le Guépard de Visconti où le le prince Fabrizio Corbera de Salina dit (par la bouche de Burt Lancaster) : « Nous fumes les guépards et le lions. A notre place viendront les chacals et les hyènes. »
Voici justement deux artistes de Dubaï, qui à l’instigation de la réalisatrice, lui passent une commande. Elle pourra le filmer ainsi en train de créer une toile dont les dimensions prévues, après discussion, sera de 1m X 1m60, qu’il évalue à 100000€, somme pour laquelle les amateurs/collectionneurs et spéculateurs lui versent à sa demande une avance immédiate de 70000€…
Ils s’intéresseront ensuite à ses collages de petit format qu’il n’a jusqu’alors montré à personne.

On les voit à la fois pleins d’une réelle admiration, non seulement de son œuvre mais aussi de sa liberté à laquelle ils ont renoncée dans un asservissement au capital et au marché de l’art. Ils le respectent et dans le même temps supputent leur éventuel profit lors de la revente.
Bahman se laisse même dépouiller –contre espèces- de toutes les œuvres qui environnement son appartement à l’hôtel, en particulier cette toile fétiche de 1964 Fifi hurle de joie, qu’il emmène avec lui partout, y compris dans ses voyages. Cette toile n’est qu’un cri ouvert sur un gouffre obscur : elle « hurle de joie » comme on dit, précise-t-il, en portant un pull rouge de la même couleur que Fifi : « Je meurs de joie », ce qui est un mensonge.
Se noue alors ce que la réalisatrice, dans un contact étroit avec le peintre-sculpteur qui lui dicte sa façon de composer son film appelle : drame ou tragédie ? » On sait que le drame présente des personnages innocents victimes des autres (dont le summum est le mélodrame) alors que la tragédie met en scène des personnages certes maudits par le destinée ou la situation, mais qui participent pleinement à leur destruction.
Bahman Mohassess a été victime des dictateurs et des ayatollahs de qui il a pris le relais, avec un effrayant panache, comme destructeurs de son œuvre et de lui-même.

Il ne tient d’ailleurs rien laisser derrière lui, à ceux qui vont profiter de ses œuvres mais il accepte quand même de se séparer de celles qu’il a gardées par devers lui comme des sentinelles de ses engagements et de sa force de créateur acteur de son époque.
Pense-t-il que le film qu’il contribue à façonner avec la réalisatrice, sera sa dernière œuvre ? Pousse-t-il le défi logique d’être l’artisan de sa propre destruction en bradant ces témoins affectifs de sa vue entière ?
Vient à ce moment la référence dans le film au Chef d’œuvre inconnu de Balzac dans lequel Poussin et Porbus prennent rendez-vous avec Frenhofer afin de contempler le sublime aboutissement de l’art.
Lorsqu’ils arrivent enfin à le voir, ce n’est qu’un « mur de peinture ». Frenhofer, le lendemain, se tue après avoir détruit toute son œuvre.

Nous savons dès lors que l’œuvre ultime de Mohassess ne sera qu’une œuvre à venir, grosse de toutes ses possibilités, toile blanche, dernière image du film.
Mais il faut pour accéder à cette ouverture à tous les possibles en passer par une initiation, conclusion en cohérence d’un œuvre au masculin reprenant toutes les oeuvres d’un auteur et leur évolution, et aussi, en l’occurrence toute la vie de l’artiste.

Cette initiation, c’est la mort même de Bahman que la réalisatrice comme passeuse a annoncé dès le début du film comme ayant lieu 27 minutes après une prise de vue présentant une ombre se détachant progressivement d’une des statues de Bahman.
C’est en voix off qu’on l’entend dire qu’il a une hémorragie, puis déclarer : « Je suis en train de mourir ».
« Je suis convaincu que l’acte le plus élevé est de mourir au bon moment », déclarait-il en 1967.

Mitra Farahani a hérité de son humour dans un film à la construction théâtrale en actes, en adéquation avec la théâtralisation de Mohassess mettant en scène sa dernière parade, y compris dans une dénonciation ironique des marchands voulant s’approprier sa création.
Le mot testament reprend alors tout son sens qui est à la fois témoignage et legs pour une prolongation vitale.