par Claire Margat
L’art délicat de Anna Zemànkovà a été reconnu : il a été exposé à la Biennale de Venise en 2013 et été présenté une première fois par la galerie d’Art Brut Christian Berst. Ses fleurs oniriques, ses dessins dont la verve graphique et les coloris nuancés séduisent d’emblée sont à (re)découvrir. Un examen approfondi révèle aussi leur ambivalence : ces efflorescences si agréables à regarder sont-elles aussi des fleurs du mal ? Dans la prolongation de la visite, une sélection d’œuvres contemporaines et d’art brut autour du thème du fil et du tissage complète une exposition qui nous charme par des broderies intemporelles.

Comme c’est le cas de beaucoup d’auteurs bruts, la reconnaissance de Anna Zemànkovà (1908 – 1986) a été tardive ; sa petite fille Terezie présente son travail avec justesse : « ces images, écrit-elle, assimilent un énorme arsenal de codes de représentations visuelles qui ont été utilisés dans différents types de représentations culturelles à l’intérieur et à l’extérieur du champ de l’art. »
On peut effectivement repérer dans son travail des sources culturelles diverses, en particulier les motifs des broderies qui ornaient les costumes folkloriques de Moravie dont elle est originaire. Et l’on peut aussi penser à l’art décoratif du Jungendstil. Ce mouvement Art nouveau s’est diffusé dans tout l’Empire austro-hongrois au tournant du siècle. Alfons Mucha (originaire de Moravie et mort à Prague) avait participé de ce renouveau des arts décoratifs qui avait imposé le motif floral et, plus généralement, végétal, dans la décoration et jusqu’aux représentations publicitaires.

Absentes de tout bouquet

Il est vrai que dans le champ de l’art, les fleurs ont de longue date été un motif pour les peintres, depuis les peintures de Vanités où leur fragilité évanescente symbolisait le destin qui nous guette, la manière dont la mort saisit le vif. Or ces peintures étaient des motifs qui n’étaient pas décoratifs : c’étaient d’abord et avant tout des exercices de méditation. A. Z. aimait beaucoup, dans sa vie diurne faire des bouquets et cultiver des fleurs. Elle avait l’adresse d’une couturière experte et elle imaginait ses motifs floraux en les agrémentant de guirlandes au crochet, de perles, de rubans qui se superposaient aux dessins qu’elle réalisait au cours d’une pratique artistique nocturne plus énigmatique. Son activité ressemble à un exercice spirituel où les lignes, en s’entremêlant, engendrent des motifs invus : les fleurs qu’elle a tracées jour après jour proviennent d’une floraison irréelle. Elles dépassent l’asphyxiante culture comme la nature, elles outrepassent la banalité des fleurs décoratives usuelles pour revenir à une nature idéalisée, une nature qu’elle ressentait comme une nature naturante. Ces fleurs-là n’existent nulle part, elles naissent d’un geste qui les fait surgir une par une, comme si A. Z. faisait un hymne à la Fleur « absente de tout bouquet ». (Mallarmé)

Ce n’est jamais la forme sensible de la fleur réelle qui est présentée mais une Idée. Dans les productions plastiques de A. Z., chaque fleur est dessinée isolément, sans être réunie avec d’autres. Aucun jardin ne l’entoure. Elle est tracée sur une planche qui semble être celle d’un herbier dans un cahier d’histoire naturelle. Elle reste cependant innommée, et son symbolisme, qui existe sans doute, est implicite.

Des insomnies créatrices

Se lever toutes les nuits avant l’aurore pour se mettre au travail : est-ce un exorcisme, une forme de prière solitaire, une concentration que lui permettait une parenthèse miséricordieuse qui incite à la méditation ? La nuit, pour A. Z., l’absence de sommeil n’engendrait pas des monstres. Elle lui ouvrait un espace de tranquillité sereine. L’automatisme des formes en surgissement durant ce temps vide qui était pour elle un temps précieux, gagné sur ses tâches quotidiennes, en fait les « sismographes sensibles » d’un état d’âme apaisé où la quiétude gagne sur les angoisses. Le rythme musical de ces formes en mouvement semble être apaisant par son harmonie répétitive, même si des aspects menaçants se dessinent çà et là. Ces fleurs sont peut-être vénéneuses, comme le datura ou la digitale, et elles ressemblent parfois à d’étranges insectes en mutation. Mais, même dans ce cas, leur apparition n’est plus inquiétante, ce ne sont pas des trouble fête, mais les témoignages actifs d’instants de rêverie au sens bachelardien. A. Z. assumait pleinement le fantastique de la rêverie plutôt que la primauté surréaliste du rêve.

Les fleurs naissent de la terre et elles y retournent. Leur forme est précaire. Leur beauté naît d’une indistinction primordiale et s’y abîme, comme le notait Georges Bataille en parlant du « langage des fleurs » : il insistait sur le fait que, si certaines fleurs sont belles et qu’elles représentent un idéal, d’autres sont hideuses, et surtout, que les fleurs sont les organes sexuels des plantes, leur mode de reproduction. Elles sont l’aspect diurne et printanier d’un processus souterrain, nocturne et caché. Le côté cyclique de l’activité créatrice, et certainement aussi récréative, de A. Z., la répétition dans la différence de chacune ces figures inventives nous émeuvent sans doute obscurément pour cette raison. Ce sont des images, écrit encore Terezie Z., qui « franchissent les seuils du temps et de l’espace ». Leur présence s’impose à nous d’une façon souverainement intemporelle.

En marge de cette exposition, avec De la ligne dans le fil, le jeune commissaire invité Baimba Kamara a fait converser dans l’espace qui jouxte la galerie The Bridge divers artistes, bruts ou non, qui tracent des motifs linéaires proches d’une écriture illisible (Jill Gallieni) ou qui utilisent des fils pour empaqueter un objet invisible (la grande Judith Scott). Jouant sur les mots, il passe du fil de faire (celui des pratiques de tissage) au fil de soi. Il ne manque plus que le fil de la toile d’araignée et surtout le fil d’Ariane pour compléter cet élégant labyrinthe.