La dimension critique du réseau

Revue d’art depuis 2006

Follement Drôle & Absolutly Baxter

Avis aux amateurs d’humour : « Follement drôle » à Sainte-Anne comme la loufoquerie pince-sans-rire de Glen Baxter permettent de faire une incursion plaisante dans des univers divergents.

Prenant pour thème l’humour en psychiatrie, Follement drôle expose des dessins, des peintures et quelques sculptures provenant de deux collections : celle de Sainte-Anne devenue depuis 2016 Musée et celle de Heidelberg au Musée présentant la Collection Prinzhorn. Cet historien d’art et psychiatre a collecté de 1919 et 1921 les productions de malades mentaux pour son etude des Expressions de la folie, un ouvrage pionnier pour l’art brut, qui a séduit et influencé les Surréalistes. Follement drôle explore diverses formes d’humour allant de la bouffonnerie ou du grotesque à la caricature et, parfois, à la grivoiserie la plus désinhibée, avec des dessins érotiques fantasmatiques que nombre de psychiatres avaient jusqu’ici soigneusement omis d’exposer

Critique et clinique

On peut voir de rares dessins tardifs de Oskar Panizza, aliéniste devenu un satiriste notoire dont les pamphlets comme Le Concile d’Amour (1894) furent interdits, car il finit sa vie à l’hôpital de Bayreuth. Certains dessins charment par leur fantaisie légère, comme les satires animales ou les croquis amusants d’Auguste Millet, mais beaucoup d’entre eux sont engagés dans une volonté critique virulente allant jusqu’à un nihilisme proche de Dada : des caricatures font penser à Georg Groz. Critique sociale, antimilitarisme, anticléricalisme, et même une critique de la psychiatrie, des périodes anciennes aux plus récentes (fin des années 60), montrent que l’enfermement ne tarit pas l’expressivité de ceux qui la subissent. L’un des auteurs, le talentueux et prolifique Maurice Blin, vécut durant quarante ans à Sainte-Anne.

Faire rire par des mots d’esprit ou des représentations cocasses n’est pas seulement un symptôme de mal-être, c’est un trait commun et partagé : si l’humour a une visée intentionnelle, il s’adresse autant à l’autre qu’à soi-même. Le jeu verbal ou les dessins osés n’amusent pas que les autres par leur folie – il les inquièterait plutôt – et les dessins humoristiques possèdent souvent une charge d’agressivité enrobée de malice. L’humour, par sa capacité de distanciation et sa volonté de critique, contient une “folie” qui ne manifeste pas un drame existentiel particulier mais nous interpelle parce qu’il donne une vision déformée ou alternative du monde en grossissant les traits pour les caricatures ou en amoindissant les êtres humains jusqu’au ridicule. C’était le cas chez Daumier ou dans Un Autre Monde de Granville. C’est encore plus le cas du mouvement Dada. Hans Prinzhorn considère en conclusion de son livre sorti en 1922 que l’époque elle-même peut être atteinte de pathologie ; la crise sociale et politique de l’après-guerre n’est pas seulement propre aux individus. Et même si les schizophrènes se créent leur monde autistique par leurs expressions artistiques, ce que Harald Szeemann, fin lecteur de Prinzhorn, nommera plus tard leurs “mythologies personnelles”, il existe une affinité évidente entre leurs productions isolées et l’art moderne. Ce constat aura de nombreuses conséquences. La diversité des humours qui frappe dans cette exposition varie selon les personnes. Plus encore, la perception de la drôlerie ne varie-t-elle pas selon les cultures et les époques ?

Vers le non-sense

L’anglais Glen Baxter joue sur le non-sense à la suite de Lewis Caroll et de son goût pour le surréalisme. On peut voir, par exemple, des chasseurs abattant les nuages qui occupent sans façon le ciel – sans doute en hommage au Guide du Chasseur de nuages du poète-humoriste Gavin Pretor-Pinney – et bien d’autres incongruités. Baxter procède généralement en décalant une image par une légende inappropriée, selon le procédé cher à Magritte, ou bien en y introduisant des bulles comme dans une B D qui serait sans queue ni tête. Même si les images peuvent s’organiser en séries, elles ne s’enchaînent pas en narration. Dessinées et coloriées avec soin, elles assument un style démodé que Glen Baxter subvertit en y introduisant parfois des références à l’art moderne : Giacometti, Calder & cie. Il se réfère aussi à la littérature avec Michel Houellebecq. Et inversement, toujours amateur de décalages, Baxter est un artiste contemporain qui subvertit les mythologies britanniques en faisant intervenir des personnages intemporels récurrents : cow boys, explorateurs, collégiens, scouts, policemen en tenue, ou encore des oncles excentriques comme au bon vieux temps.

Le burlesque baxterien peut aussi bien s’évader dans des contrées imaginaires que s’insèrer dans des scènes de la vie la plus ordinaire ; il provient ce que Glen Baxter nomme des “accrocs dans la réalité”, des “vertiges” qu’il à l’art de provoquer par les basculements qu’il invente à loisir pour notre plus grand plaisir pour nous fait frôler l’horrible et l’insoutenable et ressentir un frisson “comme si l’esprit perdait momentanément l’équilibre”.
L’humour, un mot anglais intraduisible, a été repris en français afin de désigner un état d’âme et une tournure d’esprit qui incite à produire verbalement ou graphiquement des drôleries qui restent inexplicables pour celui qui ne les saisirait pas. Glen Baxter, avec son flegme pince-sans-rire, démontre à l’évidence que l’absurde, le non-sense n’a rien de pathologique pour un anglais et que c’est même, très souvent, son mode de communication ordinaire.
Ces moments de folie, dérapages contrôlés tout à la fois intenses et mesurés, sont visibles à la galerie Isabelle Gounod, qui le représente en France ; mais on peut aussi les découvrir en feuilletant les nombreux albums de cet artiste contemporain reconnu internationalement qui vit et travaille à Londres.