La reconnaissance artistique internationale de France Cadet s’est appuyée sur les présentations de ses robots chiens. Les petits animaux de compagnie produits par Silverlit Toys Manufactory à Hong-Kong ont été démontés, reconstruits, reprogrammés. Ce travail particulier a été régulièrement exposé dans des festivals internationaux autour des nouveaux médias tels qu’Ars Electronica, Exit, Sonar, Emoção Artificial… et aussi dans des instituions plus traditionnelles, galeries ou des musées d’art contemporain (CAAC à Séville, la galerie Quadrum à Lisbonne, la galerie Pascal Vanhoecke, le Palais de Tokyo à Paris) ou encore dans des foires (ARCO à Madrid, ART PARIS et SLICK à Paris).
L’exposition personnelle qui se tient à Marseille à l’Espace Ugot, jusqu’au 27 septembre, se prolongera par une autre à la Galerie Susini à Aix-en-Provence, du 10 au 20 octobre (festival des arts multimédia : Gamerz #9). L’intervention de l’artiste sur ces robots est à la fois technique, créative et artistique. Comme elle l’écrit sur son site : « je dois réellement opérer et modifier électroniquement afin de pouvoir le reprogrammer entièrement. Le terme qui convient pour ce détournement est l’anglicisme « hacker » et non sa traduction française « pirater » qui y associe une intention malveillante. » Les comportements du chien robotisé i-Cybie, qui déjà pouvait répondre aux sons, aux touchers et aux mouvements, ont été augmentés, humanisés et chargés de références. Celles-ci rappellent aussi bien des expériences scientifiques (clonage de Dolly, etc.) que de productions artistiques de bio-art (le lapin fluorescent d’Eduardo Kac).
Agir ou être agi ?
Les créations de France Cadet amusent dans un premier temps, puis elles intriguent et enfin questionnent. Ces robots sont des chimères : si la morphologie de base reste le chien, le pelage aux tâches blanches et noires fait ressembler certains, de la série des Dolly, à des vaches ; mieux, par mixage robot-génétique, certains peuvent bêler comme des moutons ou avoir des yeux rouges exorbités comme la mouche du vinaigre. Le Copy-cat est très drôle, il combine les comportements des deux animaux de compagnie préférés des occidentaux le chat et le chien : par exemple il s’assoie et passe sa patte derrière l’oreille pour se gratter. Dans l’exposition personnelle de cette artiste qui se tient à Marseille, un chien robot noir aux yeux verts vous accueille. Il appartient à la série « Gaude Mihi » 2008 (littéralement amuse-moi ou réjouis-moi). Au passage d’un visiteur il s’auto-balance. Le jouet se fait joueur : « Le fonctionnement de ce jouet n’est pas induit par l’action de son propriétaire mais juste par sa présence et le plaisir qu’il produit ne lui est pas destiné. » (dixit France Cadet). Vous participez, le robot réagit, la rencontre n’est qu’illusion.
Dans cette exposition d’autres œuvres sollicitent une intervention personnelle du visiteur. Ils appartiennent à la série dénommée « Robot mon amour » qui comporte 17 « cyborgs » dont 3 interactifs, tous produits en 2013. Poussant encore un peu plus loin la transformation, France Cadet se met elle-même en scène. Dans ces photographies numériques on retrouve les traits de son visage dans divers personnages, mi-femmes mi-robots. Ces gynoïdes, présentés de face ou de profil, sont montrés en action. Robots à l’aspect féminin, ils reprennent l’aspect des égéries qui donnent le change aux androïdes dans les romans, films et bandes dessinées de science-fiction. Sur fond blanc, ils sont représentés selon les divers cadrages répandus par la culture cinématographique : plan pied, américain, rapproché taille, rapproché poitrine, gros plan… Certaines images ne manquent pas de rappeler l’importance des films actuels ou passés mettant en scène robots ou des personnages pouvant enfiler un exosquelette (Robocop, etc.). A travers ces différents plans images, à son tour France Cadet nous fait son cinéma. Mieux elle nous invite à devenir nous mêmes acteurs pour certaines œuvres. En posant délicatement la main sur la main levée du Cyborg # 15 tout le corps du personnage s’éclaire durant un moment. Le Cyborg # 16 est encore plus étonnant : le personnage, représenté en plan taille, mi robot-mi humain, semble jouer avec un très réaliste papillon. En caressant l’image numérique le long du bras du personnage, le papillon électronique bât des ailes. Cela est possible grâce à un muscle artificiel réagissant à l’invisible capteur tactile inséré dans l’œuvre. L’artifice rejoint le vivant et la robotique devient l’érotique. La caresse de l’image d’un personnage irréel produit de l’é-motion : un mouvement qui nous émeut. Si vous passez outre l’aspect froid, dur, artificiel de ces personnages hybrides et acceptez le contact tactile vous pourrez, grâce à eux, expérimenter votre premier frisson électronique !
Arts et sciences.
D’autres créations de France Cadet demandent la participation de l’éventuel collectionneur. Les triptyques Petits Rats, diptyques Ballerines et Petit Rat x-ray sont des puzzles figurant des danseuses en tutu. Ceux ci peuvent être montés et encadrés ou livrés non assemblés. La leçon de danse s’avère être un cours d’anatomie. Les pièces des puzzles, révélant soit l’habit, soit l’épiderme, les muscles ou le système osseux, ont été échangées. Dans le diptyque Ballerines, on peut même apercevoir dans différentes pièces de l’image les prothèses et greffes artificielles installées dans un corps avec le visage d’une danseuse quelconque mais faisant référence au modèle de post humain de Donna Harraway. Le choix n’est pas anodin : cette scientifique est reconnue comme l’auteure de plusieurs livres sur la biologie et le féminisme, dont Manifeste cyborg et autres essais, Sciences – Fictions – Féminismes (édition française 2007). Elle a aussi travaillé sur la notion de genre et le comportement des primates. La référence même indirecte aux travaux de cette chercheuse peut également être mis en relation avec des travaux antérieurs de France Cadet comme les Tapis d’éveil (pour adultes) où sur deux tapis molletonnés distincts figurent les zones érotiques de l’homme (seulement deux) et de la femme (douze) ; celles-ci font entendre leurs plaisirs lorsqu’on les caresse. Ici, comme souvent chez cette artiste, il faut agir physiquement et sensuellement pour saisir le sens de l’œuvre, pour réagir intellectuellement à celle-ci. Ces objets et ces images ont une vie, une « âme » ; une petite action tactile les sort de leur froide torpeur. Les comportements opposés (masculins et féminins) étaient à expérimenter dans une de ses machines électroniques. Alors que l’usage de la force est le lot de la plupart de ces jeux, sur celui qu’elle a conçu en 2004, SweetPads, seules les actions douces déclenchent les tirs gagnants. La tendresse et la délicatesse peuvent tuer. Femme et artiste France Cadet n’oublie pas d’apporter une touche personnelle, non doctrinaire, à la cause féminine.
Point de nostalgie dans cette futurologie, le cyborg est mon prochain. Il n’y a pas dans ces créations d’opposition à l’humain ou de négation de celui-ci mais, dans un essai de dépassement, la volonté d’attirer l’attention sur la monstruosité en marche. L’image du monstre est depuis longtemps présent en art puisqu’il est étymologiquement celui qui attire l’attention, qui avertit. France Cadet joue souvent sur l’entre deux, entre art et science mais aussi entre la réalité des apports des sciences ou de la technologie et nos fantasmes scientifiques (attirance et peurs). Pour ce passage entre sciences et arts, France nous ouvre la voie ; elle n’échappe pas à son patronyme, le cadet étant le capitaine. Ce quelle propose n’est pas illustratif comme on pourrait le penser de prime abord. Son travail opère un basculement fondamental. La fonction de l’art n’est plus de redonner une image du monde (représentation) par un artefact mais de nous proposer une réalité en devenir (instauration), de faire une pro-jection virtuelle et conceptuelle (futur utopique de l’homme). Elle poursuit ainsi une longue tradition des artistes (Léonard de Vinci étant le plus connu) qui se sont intéressés aux innovations scientifiques et aux apports des nouvelles technologies pour les détourner à leur profit. S’il n’est donc pas rare que l’art intègre la science, France Cadet nous questionne, elle, sur les relations entre l’humain et la robotique — les robots se mettent à avoir des comportements humains — mais aussi sur les avancées médicales permettant de plus en plus d’incorporation de l’artificiel par le vivant.
L’autre mouvement.
France Cadet ne nous parle pas de la disparition de l’homme, elle évoque pour nous l’arrivée d’un homme entre-deux : mi nature, mi techno. Comme on l’a vu avec les Cyborgs interactifs, après les modifications apportées par elle, la robotique s’humanise. L’homme caressant le bras d’une femme grise re-naturalise l’image froide la technologie. L’implication personnelle du regardeur pousse celui-ci à une réflexion non pas théorique et abstraite sur la robotique mais chargée d’affects par son acte. Peut-être en sortant de l’exposition il pourra s’interroger sur sa peur de l’avenir, sur sa dystopie (anti utopie) débutante. Dans une position doucement critique et avec une bonne dose d’ironie, l’auteure parvient à ce que le visiteur s’interroge à partir des contenus visuels concrétisés sur les positions qui peuvent être les siennes. La robotique devient une forme d’expression lorsque l’artiste (ici France Cadet) parvient à faire douter des avantages et inconvénients de la vie dans laquelle la part de la technologie devient de plus en plus grande. Le premiers robots, présentés comme productions plus curieuses qu’artistiques, étaient issus de l’horlogerie.
Plus récemment, une génération d’artistes du XXe siècle s’est intéressée au mouvement dans l’art en mettant en jeu diverses possibilités mécaniques. Le spectacle était celui des interactions des différentes pièces (rouages, courroies, bras de leviers, etc.) comme dans les sculptures cinétiques de Jean Tinguély. Robotic art était alors le nom donné à une création plastique produite par un robot. La robotique animée électroniquement proposée par France Cadet est tout autre ; si les articulations restent visibles, la réalité du mécanisme agissant ne se montre pas dans les volumes. Le robot n’est pas une sculpture mobile mais un art performer ; comme les artistes de la performance, il produit une action ayant immédiatement un pouvoir signifiant. Ses mouvements, les sons qu’il émet, ses flashs lumineux intermittents transforment l’espace-temps du lieu où il est installé. L’utopie pointe, à la fois attirante et effrayante. Comme pour les auteurs de sciences fictions, les choses sont présentées sans qu’il soit possible de connaître les positions de l’auteur. Pourtant à la différence de ce qu’avançaient des livres comme le Meilleur des mondes (Aldous Huxley), 1984 (George Orwell) ou Fahrenheit 451 (Ray Bradbury), la menace n’est pas celle d’un régime politique totalitaire mais juste le glissement progressif du schéma humain vers un système robotique.
Les modalités du sentiment esthétique sont différentes lorsque le spectateur intervient et lorsqu’il est devant les images non interactives des cyborgs. Plus traditionnellement celles-ci cherchent à toucher notre imaginaire fantasmatique en donnant à voir, dans un monde pire que parfait, un mixte des mécanismes réels et artificiels du corps humains. Les allusions aux Vanités sont alors manifestes. C’est le cas notamment dans les Anatoleçons où l’artiste reprend ses propres images ; à la fois les images de son propre corps et les reproductions de sa série de photographies où elle mimait, en plus hard, les érotico-softs « Leçons de séduction » de la marque Aubade. Cette fois thanatos pointe sous l’éros : la peau partiellement ôtée laisse voir muscles, glandes et os. Le cours d’anatomie remplace la leçon de séduction. On regarde moins longtemps et on n’a plus du tout envie de toucher ces écorchés féminins. La peau est une interface importante dans le travail de France Cadet : parfois on vous invite à caresser et cette fois on vous rappelle que le séduisant épiderme, qu’au moins des yeux vous effleuriez, cache en réalité des mécanismes bio-mécaniques peu attirants.
L’autre du moi.
On peut s’étonner que en dehors des chiens et des danseuses les images de l’exposition de Marseille présentent des clones plus ou moins approchants de l’artiste. Plusieurs justifications viennent en mémoire : la tradition ancienne de l’autoportrait dans les arts plastiques bien sûr et aussi, comme il s’agit de représentations d’avancées pseudo scientifiques, les exemples de chercheurs qui ont expérimenté avec leurs propres corps leurs inventions : découvertes médicamenteuses ou nouvelles prothèses. Le narcissisme qui pointe aussi n’est point dépourvu d’ambiguïtés. France Cadet s’aime en même différent, en toujours autre et toujours la même. Bien que d’une esthétique très différente on peut rapprocher ces multiples avatars imagés des selfs hybridations d’Orlan. Les questionnements posés par Sandrine Morsillo à propos des travaux de celle-ci dans L’art contemporain au risque du clonage, 2002, peuvent se formuler aussi en ce qui concerne ces productions récentes de France Cadet « est-elle l’autre du même ? […] Cette identité nouvelle passe par une désappropriation de la personne. Alors serait-elle plutôt l’autre de l’autre ? » Cet autre est celui que cherche tout artiste ; cet essentiel qu’il s’efforce de développer à côté de lui n’est rien moins que son Œuvre, totalement lui-même et pourtant tout autre.
La photo numérique n’est pas la photographie qui a pu, comme le miroir, rendre compte de toutes les petites imperfections du réel. Ce procédé technique permet, comme l’a souvent fait la peinture du XVIe au XIXe, de viser des représentations idéalisées. Différents points de départ sont pris dans la réalité, mais leur combinatoire et la quête de la pureté graphique permettent d’atteindre une excellence invue. Comme chez Ingres, autre temps et autre visée esthétique, ici la peau, révélatrice des défauts et nécessitant tant d’attention surtout pour les femmes, laisse place à l’image d’un matériau lisse à la plastique irréprochable. Le contour des lèvres des cyborgs France Cadet est encore plus parfait que le dessin des siennes ; leur couleur écarlate semble pouvoir résister à tous les contacts. Malgré les emprunts formels partiels, ces représentations nous donnent à voir paradoxalement des désincarnations de leur auteur. Pour mieux rester cachée, l’artiste a donné un masque reprenant les traits de son visage à toutes ses gynoïdes.
Les machines célibataires de France Cadet proposent des options non plus pour vivre mais pour survivre. Dans ce monde post clonage et de la PMA, la sexualité autoérotique, malgré l’acceptation de certaines interventions limitées, est essentiellement orientée jouissance. On produit des robots, on ne se reproduit pas avec eux. Pourtant ces robots ou ces images de robots installent de nouvelles émotions esthétiques et poussent à certaines prises de conscience. Comment interagir avec des compagnons plus ou moins digitaux ? L’homme parachevé par la science et la technologie, est-ce un rêve ou un cauchemar ? Au sortir des expositions de France Cadet, le visiteur ne sait toujours pas se positionner devant ces paradigmes artificiels et c’est bien mieux ainsi.