Dans l’actuel climat de crise une initiative collective mobilisant 43 photographes de trois générations produit un livre tonique sur un état dynamique : France(s) Territoire Liquide paraît au Seuil en ce début d’automne. C’ est le genre de réponse créative dont nous avons tant besoin, qui déploie intelligence et variété des approches autour d’une France – de l’étendue ou du détail – dite ici « liquide ».
La collection Fiction & Cie a déjà accueilli quelques livres liés à la photographie sous la direction de son fondateur, Denis Roche, avec notamment les personnalités si singulières d’Evgen Bavcar, le photographe aveugle et le poétique et touchant Journal d’Alix Cléo Roubaud. Bernard Comment, l’actuel directeur de la collection, publie ce catalogue de près de 400 pages, au format 22×26 cm, qui complète l’exposition montée au Tri Postal à Lille avant l’été.
On sait l’importance de commandes comme la Mission héliographique aux débuts du médium, la FARM Security Administration dans les années 1930 ou la DATAR en 1985. Ce type d’approche collective semblait caduque. Alors quelle image photographique donner de la France ? Une évolution récente du rapport au vedettariat nous avait imposé il y a deux ans, du fait d’institutions toujours en recherche d’artistes officiels, la plus ennuyeuse vision d’un pays figé celle de Ma France de Raymond Depardon avec ses clichés qui ne résistent pas à une comparaison avec les mêmes sites sur Google View.
Quatre photographes quadragénaires décident il y a quelques années de monter un projet commun. Jérôme Brézillon, décédé depuis, Frédéric Delangle, Cédric Delsaux et Patrick Messina,se tournent vers d’autres contemporains et parmi leurs aînés qui les inspirent Beatrix Von Conta, Florence Chevalier et Bernard Plossu, dont les talents se manifestent dans des esthétiques différentes. D’autres créateurs plus jeunes sont aussi contactés. Pour avancer dans l’élaboration collective ils font appel au commissariat de Paul Wombell, directeur de la Photographer’s Gallery de Londres.
Ces artistes multiplient les points de vue. Geoffroy de Boismenu dont l’image figure en couverture offre une vision d’une intemporalité nostalgique, où l’atmosphérique laisse supposer quelque secret intime. Ils connaissent l’histoire de leur médium, ainsi Ambroise Tézenas donne des lieux parisiens les plus réputés une version couleur hommage à la première vue publique boulevard du Temple de Daguerre. Ils exercent leur vision personnelle au plus près de leur lieu de vie. Brigitte Bauer accompagne les sorties quotidiennes de son chien aux bords du Rhône d’images d’une réelle prégnance. Patrick Messina met en perspective les paysages du golfe du Morbihan par la présence discrète de ses deux enfants. Joffrey Pleignet confronte objets de tous les jours, y compris déchets, et paysages vosgiens.
Ils savent mettre en relation topographique des corps qui activent le territoire, ou des corps contemplatifs, corps de l’infini avec Elina Brotherus. Guillaume Martial le fait à travers des structures urbaines, tandis que Bertrand Desprez cherche des lieux d’exercice du sport dont les apports technologiques modifient le cadre.
Leurs approches jouent avec toutes sortes d’imaginaires. Les vues nocturnes de Jean-Philippe Carré-Mattei illustrent pour s’y perdre une sombre légende corse. Aude Sirvain étire des palimpsestes évoquant des sites idéalisés. Cédric Delsaux après le cinéma applique à l’affaire Jean-Claude Romand, à son errance hallucinée, une subtile vision altérée du réel.
Thibault Brunet poursuit sa quête d’architectures issues du monde des jeux électroniques. Frédéric Delangle, grand voyageur devant l’éternel, réalise des vues urbaines qu’il adresse à un graphiste indien pour un hypothétique avenir de nos civilisations.
L’édition particulièrement soignée reproduit les images avec un grand respect des originaux, chaque photographe fait précéder son portefolio d’un texte sensible énonçant les coulisses de sa démarche. Cette vision plurielle manifeste aujourd’hui un état des plus novateurs de la création photographique à l’écoute d’une société fragile.