L’exposition At the Gates doit en partie son titre à une parabole de Franz Kafka intitulée Devant la Loi (1915). Les thématiques soulevées par cette dernière semblent autant de clés de lecture de l’exposition : l’autorité, le temps, la voix, le savoir, l’action… L’histoire racontée dans ce texte est celle d’un homme de la campagne demandant à un gardien à « entrer dans la Loi », sorte de temple ou de pré carré. Le gardien lui en refuse l’accès invoquant un problème de temporalité, le fameux « pas maintenant » qui laisse dans l’expectative tout en écartant l’immédiat. On comprend rapidement que le « bon » moment n’arrivera jamais. Pis encore, l’homme de la campagne fait figure de supplicié puisqu’à la tentation que représente l’ouverture de la porte de la Loi, il se voit opposer la menace du gardien. Finalement, les forces de l’homme de la campagne s’amenuisent, il y laisse ses biens puis son corps et sa vie. Si un enseignement doit être tiré, c’est peut-être de soi-même produire les circonstances d’une brèche en s’affranchissant de toute permission : un appel à l’action comme alternative à un attentisme mortifère.

Présentée dans sa première version à la Talbot Rice Gallery d’Édimbourg dirigée par Tessa Giblin, commissaire de l’exposition, At the Gates trouve son origine dans la campagne contre le huitième amendement de la Constitution irlandaise ayant conduit à son abrogation et à la légalisation de l’avortement. Les bannières créées dans ce contexte et brandies par les membres du groupe Artists’ Campaign to Repeal the Eighth Amendment sont cette fois exposées aux portes de La Criée, interrogeant par là le pouvoir d’un centre d’art contemporain à porter d’autres voix, d’autres discours. Il est intéressant de revenir sur la charge politique, sociale et symbolique de la bannière. C’est en effet l’objet sous lequel on se range en ordre de bataille, signe de ralliement et affirmation, donc, du poids du collectif. Les bannières connaissent ici un glissement depuis la rue où elles sont arborées lors des manifestations vers un autre espace de monstration qu’est La Criée. Elles sont alors scellées le temps de l’exposition comme une halte du cortège. Porteuses des mots d’ordre « Respect my decision » et « Repeal Now », les bannières participent d’une tactique de visibilisation et d’empowerment. Ces pièces de tissu brodées, alliant art, artisanat et activisme, mobilisent le potentiel subversif et transgressif des images et des récits. Ainsi se déploie une héraldique où l’œil est notamment érigé en emblème de l’omniscience. L’iconographie religieuse se voit ironiquement détournée tout comme l’imagerie populaire des magazines féminins, elle aussi véhiculant des dogmes.

Les lois et les institutions, auxquelles ces artistes se confrontent et contre lesquelles ils luttent, s’incarnent dans les corps et exercent des violences. Schématisant des corps que le discours de l’artiste assigne comme féminins, les gouaches sur carton de Navine G. Khan-Dossos représentent les individus qui, identifiés comme menaces, deviennent des cibles (Bulk Targets 1-100, 2018). C’est une fois de plus un événement qui fonde et éclaire la portée politique de l’installation. En 2012, à Athènes, des toxicomanes soupçonnées de prostitution sont arrêtées. Les femmes diagnostiquées séropositives sont alors accusées d’avoir transmis intentionnellement le virus et incarcérées.

De même que pour les combinaisons de formes et de couleurs peintes sur les cibles et devant rappeler celles employées dans les stands de tir, c’est la constellation d’éléments appartenant notamment aux registres de la nature et de la vie quotidienne qui se dégage en premier lieu de l’observation de la broderie Nkijak b’ey Pa jun utz laj K’aslemal (Opening Paths to Social Justice, 2012-2015). De cette œuvre réalisée collectivement et disposée horizontalement sur un support lumineux irradie une grande énergie. La vidéo ne fait que renforcer sa force émotionnelle en renseignant sur la nature de la toile : un linceul imprégné de sang d’une femme assassinée dans la ville de Guatemala. Commentant cette scène de femmes de différentes générations qui brodent, une voix off s’exprime au nom d’un « nous », les « femmes autochtones », témoignant d’un partage d’expériences, d’une sororité.

L’intention qui transparaît dans la voix et dans l’usage de la parole est également abordée dans la vidéo de Maja Bajevic (How Do You Want to Be Governed ?, 2009). Les corps et les gestes y sont tronqués. Une voix identifiée comme masculine demande à l’artiste, saisie dans un plan rapproché épaule, « Comment veux-tu être gouvernée ? ». La réitération de la question engendre un crescendo, l’emportement du locuteur étant de surcroît doublé d’une seconde voix contrastant par sa constance, un sang-froid tout aussi glaçant. À l’instar de ces « questions sans chaleur » que le gardien soumet à l’homme de la campagne, les interrogations n’appellent en définitive aucune réponse. Le geste qui consiste à recoiffer l’artiste ou à lui pincer le visage est bien la marque de la main mise sur le corps, d’une atteinte portée à son intégrité. Face à ces sévices, Maja Bajevic demeure dans une forme de résistance silencieuse, façon aussi de signifier combien ces violences, qu’elles soient psychologiques, physiques ou encore verbales, ne laissent pas toujours de traces visibles. Placé à hauteur des yeux, le moniteur reproduit la configuration de l’interrogatoire mettant le visiteur dans une position de témoin. Pour cette artiste franco-bosnienne menant à travers sa démarche une réflexion sur les notions de patrie et d’identité, la question « Comment veux-tu être gouvernée ? » trouve également un écho particulier dans le contexte géopolitique de l’ex-Yougoslavie.

Cette position d’autorité à l’œuvre dans la voix, le langage et la parole s’illustre dans l’exercice de diction que propose l’installation Learning to Speak Sense (2015) d’Olivia Plender. Une voix féminine suit les instructions d’une voix masculine, répétant et imitant les phrases et les intonations. Jouant le rôle de Pygmalion, la voix masculine n’hésite pas à corriger son interlocutrice. Olivia Plender s’inspire de son expérience personnelle. À la suite d’une maladie, l’artiste perd durant une année la faculté de parler. Elle est ainsi privée de sa voix puis contrainte à la rééducation vocale. Sur une toile sont reproduites les phrases qu’elle doit répéter lors de ses exercices à l’hôpital : « Many Maids Make Much Noise » (« Beaucoup de jeunes filles font beaucoup de bruit ») ou « Militant Miner Means More Money » (« Mineur militant signifie plus d’argent »). Outre l’intérêt de comporter une allitération, ces exemples communiquent des messages politiques. Cela permet de souligner, en particulier dans un autre contexte éducatif et institutionnel qu’est l’école, que l’apprentissage des schémas vocaux et l’acquisition du langage reposent sur la reproduction et l’intégration de normes.

Cette problématique de la construction et de la diffusion des savoirs apparaît dans les travaux de Jesse Jones et Camille Ducellier, deux artistes explorant la thématique de la sorcière. Créée pour l’exposition et dans la continuité de son installation/performance Tremble Tremble présentée lors de la Biennale de Venise en 2017, l’œuvre Thou shalt not suffer (2019) de Jesse Jones est notamment constituée de quatre marteaux gravés. La subversion passe à nouveau par les mots puisque la phrase « tu ne permettras point aux sorcières de vivre » issue du Malleus Maleficarum (le « Marteau des Sorcières »), traité employé dans la chasse aux sorcières, devient « tu ne souffriras point ». L’histoire des procès en sorcellerie permet d’interroger cette perception des savoirs autres comme menaces. Dans Sorcières, mes sœurs (2010), Camille Ducellier emprunte à la forme documentaire pour nous donner à voir cinq portraits de femmes et/ou féministes évoquant face caméra leur pratique, sexuelle entre autres, individuelle et/ou collective, s’agissant par là de produire leurs propres savoirs et récits.

De quel côté de la porte nous situons-nous ? L’exposition At the Gates nous questionne finalement sur notre capacité à franchir les seuils, c’est-à-dire à entrer, dans la loi par exemple, ou à en sortir, au risque parfois d’être enfermé dehors comme l’homme de la campagne chez Kafka. Être aux portes, c’est aussi une réflexion sur le presque avec l’arrière goût d’insatisfaction qu’il est susceptible de laisser.