Francis Jolly, Horizons, failles et ruptures

À l’écoute visuelle d’un paysage, d’un mur, d’une feuille morte, de bribes d’objets…, le photographe respire, prend le temps d’un arrêt, long peut-être, dans l’interception du réel. Il en capte des images, par unité et par dizaines, s’en constitue un carnet du regard aux formats divers. Le photographe archive ses émotions, les matériaux d’une sensibilité future, sous des mots et des phrases, dont le sens, peu à peu effacé, rejaillira ailleurs. Dans la sonorité d’un air de jazz, l’écran devient la palette d’une alchimie des sensations, des souvenirs, où l’image, multiple et une, se révèle peu à peu dans la superposition des calques, les incrustations, les jeux de densité, de lumières et d’ombres.

Si l’horizon est la frontière de nos sens, notamment la ligne où se termine notre vue et à laquelle aspire notre pensée de l’avenir, qu’y a-t-il derrière ou au-delà ? En intitulant l’exposition « Horizons, failles et ruptures », en créant par assemblage en profondeur des images feuilletées, Francis Jolly interroge le multiple de l’horizon, réel et idéel. Dressés, en fort contraste sur un ciel qui n’existe que dans son absence, les arbres, surgissant, sans racines, du hors champ, se déploient en un fouillis de branches nues. L’épaisseur d’un mur ajouté, avec ses reliefs, ses crevasses, ses croutes et ses aplats, les biffures noires et les graffitis d’une table à dessin, les morceaux d’images, les fragments de couleur…, en constituent l’horizon que vient animer le reflet d’une fenêtre, d’une lumière dont les sources multiples s’épanouissent autant du hors champ que de la touche picturale virtuelle. L’esthétique paysagère n’est plus que le lieu de l’imaginaire et de la mémoire du photographe, des nôtres aussi, confrontés à la polysémie de nos horizons.

La mer, le ciel, toute une histoire de la photographie s’est arrangée des différences de sensibilité, du contraste ou de la fusion de leur séparation opérant une aventure d’infini. Francis Jolly invite à revisiter cette histoire, à reconsidérer la limite au gré de nos souvenirs, à la traverser à la mesure de nos rêves comme de nos ruptures. Les nuages modèlent en miroir le sable de la plage, l’entrainent en un mouvement silencieux. Une écorce donne en transparence le la aux vagues. Les aspérités d’un mur ou d’un plafond, leurs fractures, disent que l’horizon n’est pas ce qu’il est, qu’il y a peut-être quelque chose à découvrir ou à créer derrière les égratignures du ciel et de la mer, ou peut-être pas, que l’avion trouant le ciel n’est, lui aussi, peut-être qu’un effet de mémoire.

Nuit. Dans l’épaisseur des transparences, les horizons se fondent, terre et ciel s’amalgament en dégradés colorés côtoyant l’abstraction. De l’esthétique onirique pourraient naître des contes anciens où le fantastique, en faille du présent, est évidence du réel.

Voyages. Le paysage écossais, dans un avant ou un après de l’homme, réduit à quelques traces infimes – un bateau, quelques bâtisses isolées – s’affirme en une multitude de plans et de reflets que la brume dessine ou estompe. Les superpositions confondent le naturel en une fiction de nuances qui semblent tenir en tension le temps. En Islande, les échelles et les couleurs se jouent d’elles-mêmes, entre le paysage et le détail, donnant à hésiter, le temps d’une histoire individuelle, entre l’analogie et la construction onirique, entre le regard et la symbiose. Sur la plage de sable noir, les éclats de glace déchiquetés ouvrent, dans la profondeur des noirs et des lumières translucides, une collection de brillants dont le photographe n’est plus, dans la suspension du silence, que le metteur en contrastes.

Dans les photographies de Francis Jolly, le paysage est moins ce qu’on voit, ce qu’on découpe d’une réalité, que la construction iconographique fragmentaire et complexe d’une géographie des sensations. Dans la collection de captures d’instants, de strates de mémoire, retrouvés ou revécus en horizons inconnus, assemblés, incrustés dans l’interaction de la palette graphique, au spectateur d’inventer ses horizons, dans un lointain et un proche confondus.