« J’ai quatre cent soixante-cinq ans, neuf mois, trois semaines, six heures, et je me porte mieux qu’il n’est possible d’espérer. » Imaginez, en fiction autobiographique, le temps d’un livre ou deux, plus peut-être, les péripéties d’un bozzetto, d’une esquisse conçue dans un atelier du Dorsudoro, « enfumé et haut de plafond […] encombré d’objets hétéroclites » ; un Sposalizio, un mariage de la Vierge, destiné à l’église San Francesco della Vigna, doté des cinq sens et capable d’une « communication inframétalinguale » avec les collectionneurs successifs qu’il affectionne. Dans le « je » du narrateur, qui, alors, collectionne qui ? Qui exerce et domine le regard, la connaissance et les jeux d’expertise, le désir et les sentiments de la possession ?
François de Bernard, Le Miroir de Venise, Éditions Héloïse d’Ormesson, 2021 (commander ici) ; La Chartreuse de Naples, Éditions Héloïse d’Ormesson, 2024 (commander ici).
L’histoire commence avec le rêve, la pensée ébauchée sur toile de Jacopo Robusti, jusque dans ses détails, les retouches et le colorito d’Antonius, peintre flamand de l’atelier, avec les pigments broyés et préparés par Anna Maria, dans l’atelier du maître. Des détails pleins de vie du récit d’une naissance qui pourraient imager un rapport contemporain d’expertise, et s’initient, dans un jeu d’histoire contextualisée et d’anachronismes revendiqués, le journal et les aventures, écrits par elle-même, d’une œuvre où la représentation ritualisée du mariage cède la place à la fête autant qu’elle fait question.
Refus des commanditaires… et l’œuvre prend en main sa destinée, guide les démarches, choisit ses prétendus propriétaires, voyage, dans un récit où s’enlacent la langue vénitienne du XVIe siècle, le français (traduction ?) contemporain, le documentaire et la fiction, les références, en éclairs de couleurs et de formes, à l’histoire des arts, « ordre, beauté, luxe, calme et volupté » du palazzo Altobello, résidence du nonce apostolique Filippo Archinto. Commence alors, dans une « Présentation au Temple » le rapport d’intimité, conjonction familière et étrange, entre l’œuvre et son collectionneur, « parce que c’était lui et parce que c’était moi », entre le monde réel des humains et « le monde ultraphysique » du tableau. Libre alors au lecteur de laisser dériver ses perceptions dans « la vie pentadimensionnelle » de l’œuvre, s’interrogeant sur les divagations de ses certitudes et « l’efficacité de ses actions dirimantes ».
Le récit invite, entre jeux des niveaux de langue et de mots, entre références fictionnelles et historiques, au regard érudit et sensible porté sur les œuvres, et les liens qui les attachent, de Sustris, Dal Ponte, Girolamo da Santa Croce, Bonifazio de’ Pitati, Giorgione, du Titien et d’autres présents, ou oubliés, dans nos mémoires muséalesoù se croisent Boccace et Marguerite de Navarre, les controverses entre la papauté et la Sérénissime, les confréries et les sociétés secrètes, l’Inquisition du temps de Paul IV.
Dans la tourmente historique, Bergame et la vente « à marchand, la plus haïssable des choses lorsque l’on doit l’exécuter sous la contrainte », Ferrare dans les griffes d’un « faussaire apocryphe, apostat, renégat », docteur Jekyll et M. Hyde, le crime parfait prend forme dans les « mauvaises manières […] qui font tourner les couleurs, oxyder les pigments ». Le récit devient roman noir. Son identité bafouée, volée par l’attribution factice et falsifiée à Benvenuto Tisi, le tableau se venge. Fin de l’épisode vénitien.
Un siècle plus tard, le Sposalizio fait le voyage de Naples, à l’air libre dans le convoi de son nouveau propriétaire et confident, jouissance du panorama depuis le sommet du Capodimonte et de la découverte du palais et nouvelles rencontres : Cosimo Fanzago sur le chantier de la Chartreuse San Martino ; les émules du Caravage – disparu quelques décennies plus tôt – qui n’avaient « conservé du maître qu’un souvenir caricatural et figé [pour les] commandes d’une église fanatisée par l’Inquisition hispanique ou de bourgeois et d’aristocrates tétanisés par le nouvel ordre moral […] en contradiction avec la naturelle exubérance du Napolitain ». Sans concession, le Sposalizio, enjeu d’une fresque potentielle le reproduisant sur une des parois du réfectoire des chartreux, se fait critique d’art analysant la mise à distance par les commanditaires des écoles romaine, génoise, lombarde, ferraraise, leur intérêt pour Le Dominiquin, Guido Reni et L’Alabane, à côté des artistes « locaux » José de Ribera, Giambattista Caracciolo, Massimo Stanzione, Filippo Vitale.
Nouvelle « Présentation au Temple » sur le chantier de la Certosa. Avec l’arrivée à l’invitation du duc d’Alcalá, vice-roi de Naples et de Sicile, d’Artemisia Gentileschi et de son atelier, tout se bouscule, en jeux de secrets et de complots, d’amitié, d’amour – « une prise de contact tellurique », où, comme à Venise avec Nicoletta, les femmes créent la passion et l’histoire – et de rivalités. Poursuivant le Grand Tour de la peinture italienne, le lecteur croise Aniello Falcone, Fabrizio Santafede et l’œuvre d’Artemisia Gentileschi dont l’autoportrait en Allégorie de la peinture conservé dans les collections royales du Royaume-Uni fait la couverture du roman, une visite imaginaire des musées et des collections privées d’Italie et du monde.
Les complots s’ourdissent, au rythme des informateurs, entre assassins et inquisiteurs, comparés aux « rats anthropomorphes » vecteurs de la peste dans la capitale « mère de tous les vices et belle-mère de tous les tournevis » pour reprendre les paroles du célèbre philosophe Pietro Dacco. Grâce à son pouvoir radiesthésique, le Spozalizio voit tout, le visible et l’invisible, entend tout, de la rue au tribunal du Castel dell’Ovo, avec au centre des intrigues la figure d’Artemisia Gentileschi et de ses compagnes. En dialogues caustiques et dans le tourneboulement du jeu anachronique des références picturales, littéraires et musicales, le roman devient chronique de la scène et de la vie napolitaines : l’éruption du Vésuve de 1631-1632 ; la révolution et le « règne éveillé » de Tommaso Anniello de 1647 ; l’épidémie de peste de 1656, où se déploient la fiction biographique d’Artemisia Gentilesci et ses sémillantes initiatives – « Je meurs comme j’ai vécu : fière et jamais vaincue ! » – entre personnages réels et personnages inventés jusqu’à ce que le Spozalizio « [se retrouve] à nouveau […] orphelin de [ses] chers et tendres amis comme [il le fut] un siècle plus tôt […] orphelin de ses deux collectionnés », n’ayant plus comme interlocuteurs qu’un « Saint Jérôme de Vitale, un Loth et ses filles de Cesare Fracanzano, un Démocrite de Ribera, un Festin dans la maison de Lévi de Falcone… ».
Dans un post-avertissement, l’auteur-éditeur qualifie le récit de « roman hystérique […] à l’éventuelle valeur psychopathologique », Le Cas Spozalizio. La familière étrangeté de la langue métissée de siècles du Spozalizio, l’absurde, l’irrévérence enchantée à l’événement et le regard ironique sur la société et les caractères se mêlent avec saveur à l’histoire du Grand Tour, aux compétitions et aux politiques de l’art. L’imaginaire du lecteur est entraîné dans le mouvement des passions et des intrigues, des arcanes aux mille détours des pouvoirs temporel et spirituel et du secret des crimes de l’Italie des XVIe et XVIIe siècles. Les mises en contextes des rivalités entre artistes et des intrigues politico-artistiques, la biographie des caractères, entre histoire, documentaire et fiction, leur donnent une vie et une activité qui auraient pu être, invitant le lecteur, au rythme de la comédie d’une érudition pétrie d’humour, au tour imagé des musées et des collections, au jeu des correspondances et des différences. La narration autofictionnelle du Spozalizio, en mémorialiste des chemins buissonniers, ouvre au lecteur le potentiel de chaque tableau à raconter mille histoires, à faire récit des sociétés et des hommes de sa création jusqu’aux collections contemporaines, à faire question des regards et des analyses, historiques et anachroniques, dans la dérive et l’affirmation de l’imaginaire.