La galerie Flichy, Paris, expose jusqu’au 9 juillet les peintures récentes de François Jeune. Celles-ci sont de tailles très variées mais toujours réalisées sur le même support particulier, de l’intissé, avant d’être marouflé sur un châssis entoilé. Ce subjectile particulier sur lequel travaille l’artiste depuis quelques années a fait évoluer les caractéristiques de sa peinture.
Dans un premier temps, François Jeune travaille ses œuvres au sol avec des acryliques et des encres de couleurs variés qu’il répand librement sur de grands pans découpés de non tissé. Dans le second temps de la création, dont on sait qu’il est généralement décisif, l’artiste choisit des étendues peintes et les associe avant de les coller. Il peut s’agir d’un pan entier ou d’un morceau choisi et découpé. Autre décision à prendre : simplement juxtaposer les parties ou venir superposer un fragment, ou plusieurs, sur une création qui dès lors prend le statut de fond. Introduire du deux (parfois du trois) c’est rompre le jeté du premier temps au profit d’un début d’organisation.
François Jeune retrouve dans ce temps tous les avantages de la libre association au moyen des collages qu’avaient initiés Braque et Picasso au début du siècle précédent. Sauf qu’ici, le fragment de peinture collée ne constitue pas corps étranger. Parce qu’il a été réalisé par la même main, et dans le même temps de création , l’intégration de cet Autre, choisi pour ses formes, ses couleurs, ses qualités spécifiques, ne pose pas de problèmes fondamentaux. Il faut seulement décider, à l’œil et avec sentiment, du juste emplacement ; cela se fait au millimètre près. Pour chacune les œuvres, le collage installe concrètement du jeu dans les plans picturaux. Les ajouts viennent rompre le caractère discursif trop évident des flux de peintures liquides colorées. Chez François Jeune il ne s’agit pas de la greffe, de l’intrusion, d’un corps mais d’une assimilation d’un univers parent dans un espace ouvert. La pièce ajoutée est d’aspect rectangulaire, en mimant imparfaitement les formats des châssis aux quatre angles droits, elle introduit de la souplesse, du jeu, de la singularité ; c’est sans doute une manière de réintroduire, après le retrait de la volonté de l’artiste au profit d’un laisser faire de la matière, un peu du moi de l’artiste, autrement dit en peu du Je de Jeune …
Les œuvres les plus grandes comme Noëlle et Greta, 330x220cm, ou celle qui oppose le violet et le jaune, 110×218 cm donnent la part belle aux étendues de couleur. La fluidité de la matière picturale conditionne une gestualité sans effort musculaire. Un accord est trouvé chaque fois entre une conduite orientée et un laisser aller : le solvant aqueux chargé de pigment est un peu dirigé mais reste libre de constituer ses matières ses nuances, ses moirures constituant le « geste de la couleur ». On est donc beaucoup plus proche des Color Fields que d’une gestualité expressionniste. Plus qu’à Morris Louis ou Kenneth Noland, c’est à Helen Frankenthaler que l’on pense ici, mais avec une petite différence : alors que l’artiste américaine avait choisi de laisser les pigments, dilués avec de la térébenthine, imprégner la trame du support textile, le matériau (l’intissé) choisi par François Jeune, partiellement imperméable, retient la couleur et la filtre. Les envers sont comme des empreintes ouatées des endroits. L’artiste peut choisir de donner à voir cette face afin de diversifier les intensités colorées lors des collages.
Les « coulées » de peinture acrylique et d’encre de l’artiste français forment des flaques de surface avant de sécher par polymérisation. Cette fine pellicule de peinture répandue s’organise en moirures à grandes ondes dont la saturation est fonction de l’épaisseur de pigment déposée. La charge picturale n’étant jamais épaisse, le nappage coloré laisse entrevoir par transparence le blanc du support, même sous les étendues les plus sombres. En quelques lieux, pour chacune des œuvres, ont remarque la présence de réserves : la blancheur du subjectile témoigne du point de départ. Cette peinture ne cache ni ses origines, ni sa genèse. Le regardeur attentif peut reconstituer l’histoire du tableau. Il mesure et apprécie les équilibres inattendus entre les teintes et le subtile dialogue des couleurs chaudes, des jaunes pâles aux violets rouges, avec les bleus saturés et des verts discrets.
Bien que les touches d’auteur ne soient que rarement visibles, ces peintures développent pourtant un espace tactile. Le corps au travail s’est fait discret au profit d’une suite de relations optiques. La spatialité visuelle, déjà présente dans la mise en place des flux de couleur, s’enrichit, se complexifie lors des ajouts de fragments. À la féminité des coulées colorées, « ces grandes molles capables de se vautrer partout » , répond le tranchant des fragments superposés. Le caractère érectile apparaît notamment dans l’œuvre verticale (n°11) 150x50cm, 2014, où un ajout presque central, chapeauté d’un tracé sombre, est introduit dans une fluidité à dominante bleue. Souvent le collage ajouté coupe la peinture support sur toute la verticale l’œuvre. C’est le cas pour des créations carrées, 110x110cm, 2013, dans lesquelles on constate que ces adjonctions peuvent créer des spatialités variées ; cela semblent soit venir en avant du fond peint, soit, comme sur la peinture à dominante bleue (n°7), installer une légère profondeur.
Le tranchant des étendues collées réussit à organiser dans chaque création des scansions rythmées. Les limites franches des surfaces ajoutées mettent en place un autre dessin, un dessin plus franc, plus masculin qui tend à en imposer aux souples féminines frontières des coulées de couleurs. Les frontières admettent aussi généralement l’aménagement de passages. Une des principales sources de jubilation des regardeurs devant ces créations récentes est de pouvoir emprunter, durant leur temps de découverte esthétique, les plaisants glissements entre les différents fragments de peintures. Le lien peut être celui de formes dont les contours se prolongent graphiquement par delà de la ligne de démarcation ou celui de teintes qui se répondent d’un côté à l’autre de la section.
Paradoxalement François Jeune parvient à installer du deux, voire du trois, dans toutes ces œuvres sans jamais en rompre l’unité. Lui qui, il n’y a pas si longtemps, travaillait en « dialogue » avec d’autres artistes sur des supports communs ou qui intervenait en déposant sa matière picturale sur des reproductions des œuvres d’autres créateurs, a privilégié ici le dialogue avec lui-même. Si cela avait été déjà le cas dans des productions antérieures, il ne s’agit pas cette fois de retravailler au recouvrement d’une création ancienne, il s’agit plutôt d’accorder dans une seule création les singularités d’espaces différents mais produits dans des temps proches. On l’aura compris, qu’à mon sens, cette mise en dialogue est tout à fait réussie.
1 Ces réalisations sont, en ce sens, différentes des productions antérieures de cet artiste qui, il n’y a pas si longtemps, travaillait la « peinture sur peinture » en intervenant sur des reproductions ou des originaux d’autres créateurs.
2 Color Fields était le titre de l’exposition qui réunissait Barbara Dasnoy,
Jean Gaudaire-Thor,
François Jeune,
Anthony White, dans cette même galerie en décembre 2013
3 Le terme de « coulées » est préféré par l’artiste à celui de coulures pour qualifier ces flux colorés répandus. Les coulures, conséquence naturelle de la gravitation ou d’un redressement à la verticale avant séchage, existent aussi dans certaines œuvres.
4 « Ces grandes molles capables de se vautrer partout, donc je me bats avec elles, je les fouette, … » Henri Michaux cité par Geneviève Bonnefoi, dans le catalogue d’exposition Encres, gouaches, dessins , Galerie Daniel Cordier, 1959