François Méchain a fait partie de cette première génération française des plasticiens qui s’est révélée dans les années 1980. J’ai eu le plaisir en tant que critique et curateur d’exposer certains de ses premiers travaux et notamment ses triptyques paysagers noir et blanc dès 1981 pour « Une autre photographie » produite avec Alin Avila à la Maison des Arts de Créteil et ses « Géographies animales » pour « Baroque Photographie » à l’Abbaye aux Dames de Saintes en 1987. Très touché par son récent décès c’est avec le témoin privilégié de l’évolution multiforme de son oeuvre, son épouse Nicole Vitré-Méchain, que j’ai souhaité lui rendre hommage.
Christian Gattinoni Comment définirais tu le positionnement artistique de François Méchain ?
Nicole Vitré-Méchain Il a d’abord pratiqué la photographie noir en blanc, pure et dure, mais il était aussi plasticien, il a toujours beaucoup dessiné, il aimait travailler le volume et il a pratiqué la sculpture. Les mots-clefs qui définissent sa pratique sont le territoire, l’in situ, l’engagement , la commande pour répondre au défi du site. C’est aussi le voyage contenu dans l’idée de territoire parce qu’il revenait toujours à son ancrage, à ses racines en Charente Maritime où il est né dans une famille paysanne. Il a été très marqué par les remembrements qui ont modifié le paysage, par la toponymie, il connaissait par coeur les cartes, les cadastres et les noms de champs, de lieux dit qui le faisaient rêver. Mais il a toujours eu l’envie d’aller voir ailleurs.
CG Peut on rattacher ce double intérêt à cette déclaration « Ce qui m’intéresse, c’est l’espace entre une chose et sa représentation, le gap, l’entre-deux » ?
NV-M Pour lui les choses n’étaient jamais données comme définitives. Il se méfiait des gens qui ont des certitudes. Il questionnait les idées, les formes, les cultures qui semblent aller de soi et ne vont pas si facilement de soi. Dans l’entre-deux ce qui intéressait François c’était de questionner les idées, les a priori, les certitudes que nous avons plus ou moins et qui nous empêchent souvent d’avoir un véritable regard. Les allers-retours entre la réalité et les possibles.
CG François s’est attaché au couple sculpture in situ et photographie, cela s’est-il maintenu jusqu’à la fin de son oeuvre ?
NV-M Oui tant qu’il a pu travailler ; il était très attaché à l’idée de commande et de confrontation au lieu, du défi de l’engagement qui en découlait. Il parlait à chaque fois à propos d’un travail sur un nouveau site d’effectuer une sorte de « carottage » du lieu où toutes les dimensions seraient prises en compte : matériel, physique, historique, géographique, social… Il était féru d’histoire de sciences sociales et d’actualité politique. Il lisait la presse tous les jours.
Ce qui était frappant chez lui c’était cette volonté de ne jamais répéter une forme, une réponse plastique, de tout remettre en jeu à chaque fois, d’accepter l’enjeu du lieu, du site… C’était vraiment une lutte, quelque chose d’éprouvant parfois, une aventure à chaque fois dans laquelle il se jetait corps et âme…
Photographier ses installations éphémères, les présenter souvent en diptyque ou triptyque était une façon pour lui sans doute de rester fidèle à ses premières amours, la photographie et aussi de garder la trace du travail effectué où l’espace était soigneusement pensé (le point de vue, la ligne d’horizon …). Pour la mise en image.Il était passionné de tirage, il passait des heures dans son laboratoire qu’il avait aménagé pour produire des tirages de grande taille. Quand il est passé au numérique il collaborait de façon systématique avec les tireurs.
CG Dans ce goût de l’éphémère ne peut on voir un intérêt pour les formes baroques ?
NV-M Ce qui l’intéressait dans cette esthétique c’était surtout l’anamorphose, le proscenium, le questionnement de« l’oeil du Prince ». C’est ce qu’il a poursuivi avec ses Géographies animales. Au lieu de peindre ou de reproduire les formes naturelles il a peint sur le paysage pour y créer des anamorphoses . Elles étaient ancrées dans sa pratique de la course à pied qui modifiait l’appréhension des différents plans d’un paysage. Ce qu’il a appelé un temps ses « machines à voir » c’étaient ses dispositifs plastiques qui visaient à déciller le regard, le sien et celui du spectateur.
CG Comment la critique sociale et politique, est-elle devenue, avec le temps, centrale dans le travail ?
NV-M Il travaillait beaucoup sur l’idée du point de vue dans toutes ses acceptions.
C’était un perpétuel indigné devant l’état du monde et de la société. Cela a grandi en lui avec les années. Les formes pour les formes cela n’était pas son truc. L’engagement physique avec son travail in situ, très prégnant s’est mêlé progressivement de plus en plus fort avec un engagement politique au sens étymologique et le plus large du terme.
Ce corps à corps avec son travail il en rendait compte dans ce qu’il appelait ses « code- barres » qui figurent en bas de certains travaux tels La rivière des eaux volées ou Le chemin au porc épic ou bien encore La rivière noire. La suite de chiffres alignés rappelle sa taille (1,70m) son envergure, le poids maximum qu’il pouvait porter etc. Au code barre de notre société consumériste répondait celui de ses limites humaines physiques.
François aimait se mesurer aux choses. La critique sociale s’est ainsi logiquement invitée dans sa réflexion et la mise en forme de ses idées. Le règne de l’argent et de la soi-disant communication le sidéraient. Le délitement des valeurs humanistes… En même temps c’était l’occasion de reconsidérer tout.
CG Quelles oeuvre témoignent ainsi de son engagement ?
NV-M Aller simple à Bordeaux, en 2008, constitue un travail sur la déportation des esclaves noirs : dans La Rochelle subsistent un certain nombre de rues dont le nom est mentionné simplement comme « armateur » quand on sait qu’au XVIII ième siècle c’étaient des trafiquants d’esclaves. Il s’agissait d’une sculpture gigantesque avec de gros volumes emballés dans de la bâche agricole noire qui reprenait la forme d’un bateau de commerce. Pour Trévarez en Bretagne, une petite fabrique en métal permettait à un spectateur qui y pénètre d’apercevoir les jardins à la française dont les parterres de fleurs reprennent des motifs symboles de diverses monnaies. Le travail sur la forêt de Bastard intitulé Archéologie en 2001 confronte un arbre reconstitué à partir de coupes de différentes espèces à des photos évoquant des frontières entre des pays qui ont engendré des guerres. Il n’y a jamais de personnages dans les oeuvres de François les arbres lui apparaissaient comme des métaphores distanciées des humains, d’ailleurs les forestiers appellent les grands arbres des sujets. A Saint Herblain pour Rouge Mémoire il a demandé à des habitants de la région d’apporter des vêtements rouges dont il habillé les arbres, son installation dans le parc reprend l’idée anthropomorphe des arbres guérisseurs.
CG Il a déclaré à ce sujet « Le passage tardif à la couleur, et surtout à la photographie numérique, a favorisé l’évolution de mon travail vers un propos socialement plus engagé. » Qu’en pense tu ?
NV-M Il développait un questionnement sur les pratiques sociales du numérique, les images stockées mais pas regardées et les nouvelles formes de circulation des images. Face à ces images que Roland Barthes aurait qualifié d’unaires il a produit des oeuvres complexes aux titres souvent polysémiques.
Fasciné dans un double sens : il disait que la globalisation actuelle, les nouvelles technologies et la culture qu’elles impliquaient constituaient une porte d’entrée nouvelle dans l’histoire de l’humanité mais en même temps les risques s’accéléraient sans cesse. Qui peut se targuer aujourd’hui d’avoir une vision claire et entière de notre monde ? C’est une discussion que nous avions souvent à propos de l’engagement de l’artiste : lui disait que son engagement était dans ses réponses artistiques.