François Rouan, une singularité continuée

L’exposition de François Rouan à la galerie Thessa Herold, Paris, vient de se terminer. Celle du Château de Hautefort, en Dordogne dure jusque la fin du mois. La spécificité du travail pictural de cet artiste est connue : à partir de 1965, il expérimente différents types de procédures (incision, recouvrement, intrication, puis tressage) ; il réalise d’abord des œuvres avec des papiers de petits formats, puis des toiles qui peuvent être très grandes. La singularité de son travail, sa puissance de signification, ont valu à l’artiste une reconnaissance dans le monde artistique mais aussi au delà auprès des écrivains, des poètes et des psychanalystes (Lacan). Depuis quelques années, il a poursuivi et diversifié les expériences : cela l’a conduit à des créations très intéressantes de tressage vidéographiques où s’entremêlent images graphiques, photos, textes, musiques. Certaines sont visibles sur son site.

Réinventer la planéité

Revenons aux deux expositions récentes. François Rouan ne réalise pas toujours ses œuvres dans un format rectangulaire. Le tondi et les formes ovoïdes (Odalisque Flandres VII, 2010) sont fréquentes. Le travail sur un support plan et rectangulaire conduit naturellement et culturellement à la reconnaissance de cet espace comme possible fenêtre. Mais le tressage caractéristique des œuvres de François Rouan vient matérialiser le plan du tableau comme surface opaque, en faire une étendue dressée accrochée au mur sur laquelle pourront se projeter les imaginaires des spectateurs, sans nécessité de la traverser.

On situe souvent François Rouan dans la mouvance du groupe Supports/Surfaces, bien qu’il n’en fit pas partie, en ce qu’il propose, comme ces artistes français dont il est contemporain, de questionner la présence matérielle de ces deux éléments constitutifs du pictural. La réalisation par tressage déplace les attendus. Le travail, en partie artisanal, de la surface de la peinture n’oblige nullement à considérer celle-ci comme lieu de médiation, de projection, d’expression. Le travail du peintre se place dans une autre économie, dès lors que celui-ci cherche à posséder une science de la surface. Pour aller y voir, pour savoir, pour avoir la science, il y a besoin de démontage, de déconstruction. Pour bien connaître le tableau (son anatomie) François Rouan commence par l’ouvrir, par l’entailler, par le mettre en pièces. L’art et la science ont une fascination pour la dissection. Rouan concrétise ses peintures finales à partir de plusieurs créations entièrement peintes puis découpées avant d’être tressées. Les bandes de deux toiles peintes, découpées avec intention, sont promises à une seconde vie.

Certaines étendues semblent avancer – ou vouloir avancer – dans un espace réel en léger bas-relief, tandis que le reste du motif initial demeure caché sous la surface. Sachant que l’artiste, depuis longtemps, ne se refuse pas d’intervention après tressage, les positions de chaque partie et de chaque plan dans la profondeur relative du tableau sont difficilement cernables. Les petits quadrilatères, conséquence du tressage, entretiennent des rapports ambivalents et ambigus avec la surface du tableau : celui qui est physiquement dessous apparaît comme optiquement en avant. De fait dans une œuvre comme Odalisque Flandres XVI, 2011, la surface n’est pas nécessairement trouvable. Elle est devenue multiple, conflictuelle, flottante. S’exhibent alors en permanence les flux et les reflux, les courants associés ou rivaux, les jetées perturbatrices ; pas de véritables conciliations possibles, juste un état d’équilibre momentané à trouver. Pas plus qu’il n’y a de fond, il n’y a d’en avant. Les interventions sur les couches superficielles échangent leur qualification avec les tracés et les couleurs du dessous.
Si les rapports topologiques (voisinage, enfermement, etc.) sont clairement visibles, dans les œuvres tressées la localisation spatiale dans la profondeur est beaucoup plus difficile. L’action, en apparence négative, du découpage/tressage ne refuse pas la planéité du support, en la recréant elle l’affirme.

La couleur prise, déprise, reprise

Cette indécision spatiale ne saurait agir seule ; elle en entraîne d’autres semble-t-il. Même si chaque tableau possède une dominante colorée, pour Odalisque Flandres VIII, 2010 les rouges l’emportent, le jeu des superpositions (bandes et reprises picturales), lui fait perdre toute assurance excessive. Par superposition de tracés au pinceau, par des effets d’empreintes, s’installe parfois une certaine décoloration : un jeu de gris colorés, comme dans Tressage terre rouge et blanc, 1970, (l’exposition parisienne voulait mettre en parallèle des œuvres réalisées depuis 1966 avec ses œuvres récentes afin de montrer les liens existant entre elles). La couleur se fait furtive, sans lieu stable qui lui permettrait de donner toute la me¬sure de sa force d’expansion (sa fonction colorante). L’indécision des lieux entraîne celle de la couleur. Plus on s’approche de l’œuvre plus la gamme des couleurs utilisées montre sa richesse. D’où la question comment est-ce fait ? Par quelle succession de couches colorées obtient-on une couleur qui sème le doute ? En fait, le questionnement est surtout celui de l’écart entre ce que l’œil voit et ce que la main a fait. La couleur dans son indécision consécutive à la superposition de différentes tresses et des reprises ultérieures demande de s’approcher, d’y regarder de plus près. Pourtant, la reconnaissance des marques de fabrique, dans la mouvance de la toile, n’explique pas les émotions ressenties dans les multiples jeux d’effets d’espace. Ni la couleur, ni la matière ne livrent seuls les secrets de l’œuvre.

Corps et décor

Comme nous le rappelle les titres des toiles récentes ces œuvres d’apparence abstraites ne le sont pas. Il y a une image de femme cachée là dessous. Une odalisque même, qui n’est pas là par hasard mais pour rappeler le lien des créations du XXIe siècle avec ce thème des maîtres : de Boucher à Matisse en passant par Delacroix, Ingres, Manet ou Renoir. L’art de Rouan est aussi d’entrelacer l’histoire de l’art dans le tressage de ses toiles. La place de la figure est importante même si elle peut apparaître comme le retour d’une figure refoulée qui a caractérisé un certain type de peinture contemporaine. Avec François Rouan les superpositions entraînent un « tressement » (selon le mot de l’auteur) indénouable des images, de femmes souvent et d’hommes parfois, avec des fonds picturaux naturellement abstraits et assumant les effets décoratifs.
Le titre du film de 2008, réalisé pour la Manufacture des Gobelins, est symptomatique : L’envers des corps. Cette vidéo se revendique comme une « évocation contemporaine des décors d’autrefois. » La place du corps dans les productions artistiques (peinture ou vidéo) est assurément au centre des préoccupations de François Rouan. Matisse en 1952 découpait son Nu bleu directement dans la couleur. Rouan continue l’expérience : lui aussi dessine par découpage, il tranche directement dans les anthropométries féminines colorées. L’image des corps doit disparaître pour réapparaître ensuite. La lecture de l’œuvre demande alors un petit effort de perception au spectateur. Le tramage en bandes horizontales et verticales régulières des débuts s’est complexifié. Dans une création comme Odalisque Flandres VIII, déjà citée, une grande souplesse prévaut aux choix des largeurs et orientations des rubans de toile. Les tramages successifs, réels ou optiques obligent le regardeur à se questionner et à bouger. Il doit se déplacer dans cet espace devant le tableau, en avant, en arrière mais aussi à droite, à gauche. Chaque toile de François Rouan oblige à une expérience renouvelée du regard.

La peinture autrement

L’artiste, en tressant l’image et la peinture, tend à nous faire oublier les dominations de l’une comme de l’autre. Il dit lutter contre les images qui cherchent une puissance dans la représentation (mode, publicité, etc.). S’il a renouvelé la manière de faire la peinture par la transformation des constituants plastiques et de leurs agencements, l ‘affaire n’est bien entendu pas seulement technique. Cette pratique artistique continuée, ce processus de création assumé, impliquent la constitution de modèles de pensée avec des rapports spécifiques à l’art et au monde. La mise en œuvre poïétique déplace les processus de présentation et de représentation afin d’installer une « différence ». Le mot est à prendre dans les deux sens du mot. Il s’agit d’éloigner l’accomplissement d’une chose ; contrairement aux images publicitaires, la peinture ne se donne pas immédiatement. Le retard dans le regard permet d’apprécier cet « espace de plaisir ». Il s’agit aussi d’être singulier, de parvenir à se distinguer aux pratiques picturales antérieures, sans pour cela s’y opposer. On a pu entendre combien c’est le cas François Rouan.