Trames et variations est le titre de l’exposition de Frédérique Lucien qui se tient à la galerie Jean Fournier jusqu’au 21 décembre. Les œuvres qui ont un titre se partagent le même : » Feuiller ». Il s’agit en effet pour chacune d’entre elles d’un jeu de superposition de feuilles de papier, où le feuillet du dessus découpé présente un motif végétal chaque fois différent. Il peut s’agir d’un motif positif ou du vide laissé par la découpe. Dans un cas comme dans l’autre la forme découpée est associée à une autre feuille de papier présentant des graphismes tramés chaque fois différents, tous réalisés manuellement.
Ce travail a été initié dans le cadre d’un projet qui, en 2012, associait deux musées : le musée Matisse du Cateau-Cambrésis et La Piscine à Roubaix. Cette double influence continue à marquer cette série de créations où l’on retrouve l’intérêt de l’artiste pour les formes végétales des papiers découpés de Matisse mais aussi la variété des motifs présents dans les arts appliqués et particulièrement sur les tissus anciens conservés au musée de Roubaix.
Le premier regard sur les cimaises de la galerie est étonné par la diversité des œuvres tant pour leur taille, leur dominante colorée, la variété des arrangements plastiques proposées. Le mur de la verrière de la galerie ne comporte pas moins de 41 propositions qui se renvoient l’une l’autre. La constance est la présence, le plus souvent en position centrale, d’un découpage à partir d’un motif végétal avec soit l’ensemble fleur, tige, feuilles, soit un seul élément des plantes. Disons-le tout de suite l’intérêt pour le motif n’est pas dans la reconnaissance nominale des plantes ainsi réunies. Ces Feuillers ne renvoient pas directement à la nature mais font plutôt songer aux planches d’un herbier ou aux dessins aquarellés des anciens traités de botanique. La découpe des silhouettes donne de la nature tridimensionnelle une représentation strictement bidimensionnelle sans effet d’illusion de relief. Mais l’apport d’une autre feuille de papier agrémenté de motifs répétitifs donne à l’œuvre une autre spatialité, une spatialité dorénavant plastique. Il ne s’agit pas de rendre compte des attraits la nature mais de se montrer que le dessin de qualité peut se présenter comme équivalent de la beauté des choses vues.
De l’importance de la découpe
Un moment important de la relation entre l’artiste et la plante, même s’il s’agit d’une image, est celui où s’opère le dépassement de la vision incitatrice (encore dépendante du langage : » ceci est une feuille de … ») et débute le passage de la perception à l’action créative. Le face à face avec le végétal (l’artiste et son modèle) va favoriser la production d’un troisième terme : un dessin linéaire préalable à la découpe.
Comme le soulignait Paul Valéry le travail créatif du peintre débute par l’attention portée sur les éléments du réel : » regarder, c’est-à-dire oublier les noms des choses que l’on voit « . Le langage de l’artiste se dégage de l’observation des choses pour que puisse s’élaborer l’expérience de création conduite à propos de celles-ci.
Le peintre passe progressivement des caractéristiques du réel (les fleurs) à un dispositif graphique distancié. La ligne continue tracée préalablement à la découpe est un dessin qui prend en compte l’équilibre des forces internes et externes sur un espace bidimensionnel. Le second temps de l’activité créatrice sera l’incision séparatrice mais les qualités formelles sont déjà là dans le tracé déroulé. Tracée par un geste abstrait sur un plan cette ligne devient le formant de l’œuvre et s’autorise dans son élan à déformer la réalité. Frédérique Lucien nous laisse apprécier les qualités de ce tracé linéaire dans une de ses grandes réalisations accrochées aux murs de la galerie. Celle-ci, Feuiller, 2018, 184,5 x 140 cm , a la particularité de ne comprendre ni découpage, ni superposition.
Pour évoquer une fleur un trait continu exécuté à vitesse moyenne se déploie de haut en bas puis remonte avec des sinuosités non symétriques jusqu’au niveau du point de départ, sans clore la forme. Le renversement (la tige en haut et la fleur en bas) étonne moins que la distribution des entours en semis rouge parfois reliés de courtes lignes bleues. Frédérique Lucien inscrit ses belles lignes de contour dans l’espace plan de la feuille en n’entamant que rarement les bords inférieurs de celles-ci (vers la terre). Les plantes de l’artiste ne sont plus des végétaux réels mais des reprises de leur ombre ou des mémoires de plantes aplaties, des plantes d’herbier. Pour un botaniste, ce que je ne suis pas, chaque plante doit encore être reconnaissable par les particularités d’un contour caractéristique. Comme Ellsworth Kelly, Frédérique Lucien fait des portraits de plantes. Pour cela elle dispose sur l’axe central vertical la figure d’une plante
Dialogues figure-fond
Comme on vient de l’entendre dans cette description l’habile silhouette végétale ne suffit pas à Frédérique Lucien, il lui faut son « deux ». L’autre de la création est dans cette série d’œuvres récentes une surface entièrement peinte avec des motifs décoratifs répétitifs. Après le travail linéaire l’artiste obtient une autre qualité plastique en recherchant des liens possibles entre les éléments issus de la nature et les signes souvent répétitifs d’animations de fonds. Les découpages des formes végétales sont des « iconotypes » par lesquels l’artiste dépasse l’économie cognitive (ceci est une tige, ceci est une fleur) mais elle sait qu’aussi habile soit la découpe elle ne suffit pas à conduire à une pensée plastique. Il faut autre chose, il faut instaurer un dialogue. La rencontre est chaque fois un nouveau défi propre à relancer la recherche. Les découpages opérés par l’artiste ne s’épanouissent pas sur un fond neutre, mais sur un fond coloré décorativement travaillé, un espace décontextualisant. La référence sous jacente n’est plus la nature mais les motifs du monde décoratif, des bordures, tissus et tissage. Cette abstraction graphique et picturale conserve juste ce qu’il faut de sensibilité et de spontanéité pour que la qualification de décoratif ne soit pas un jugement minorant mais une appréciation de qualité.
Ce qui était vrai pour les motifs végétaux, aucun ne ressemble à un autre, l’est encore plus pour les patterns décoratifs. Sur chaque feuille l’artiste varie le style et la distribution des motifs. Le même motif peut se répéter sur l’ensemble de la feuille avec comme seules variations celles dues à l’exécution manuelle. C’est le cas pour Feuiller 184,5 x 140 cm où la figure végétale est une découpe absente pratiquée dans un papier à dominante jaune agrémenté de multiples carrés réguliers de tailles différentes. Dans d’autres productions la distribution peut être plus spontanée comme dans Feuiller 74x55cm. Une forme rose unie est posée sur une trame orthogonale multiplement perturbée par des ajouts variés de traits et de couleurs. On appréciera aussi la création numéro 10 où le feuillet traité décorativement est visible latéralement des deux côtés ainsi qu’au centre sous la découpe pratiquée dans une étendue noire. D’autres arrangements sont encore plus complexes. C’est le cas pour Feuiller n° 6, 56 x 65,5 cm : cette fois un motif de battures multicolores a été peint dans la partie inférieure d’une feuille rouge. Le motif végétal a été découpé dans une surface grise placé sur la moitié gauche, l’évidement permet d’apercevoir les diverses couleurs. L’élément positif de la découpe a lui été replacé sur la partie droite, il se détache de la dominante rouge du fait des rehauts de peinture verte ajoutés. Le résultat est très esthétique, beaucoup plus simple à apprécier du regard qu’à décrire.
Si le dessin du végétal est la constance assurant l’unité de l’exposition, celle-ci est loin de proposer une déclinaison répétitive de la thématique, il s’agit d’un regroupement d’espaces réunis pour leur diversité. L’œil du visiteur lit, et donc relie à la fois les deux éléments associés de chaque création et ensuite entame la comparaison les multiples agencements de figurations végétales avec de motifs décoratifs toujours picturalement traités.
Frédérique Lucien se nourrit de la dualité, de la diversité, de l’hétérogénéité pour inventer, semble-t-il sans efforts, des espaces nouveaux qui n’ignorent pas les qualia du visuel mais qui s’efforcent de produire un monde autre : le monde du réel de la plasticité ouverte.
Note Il est très difficile de nommer les œuvres de cette exposition puisque les grandes portent toutes le même titre (qui est celui de l’exposition) et que les plus petites créations sont seulement distinguées par un numéro d’ordre d’accrochage. Les formats peuvent parfois aider à s’y reconnaitre.