Au début il y avait … une image, une image photographique représentation d’une portion d’un réel quelconque, une image représentant des êtres et des choses que l’on pouvait reconnaître, que l’on pouvait nommer. La perte de la troisième dimension dans ces évocations en deux dimensions ne dérangeait pas trop puisque nous étions habitués à la présence différée, aux illusions des ailleurs, à la nostalgie de choses vues, au rappel de leur absence. Oui tout cela c’était avant les interventions de Garrett Pruter et avant notre visite de son exposition, Wish you were here, à la galerie Virginie Louvet, Paris.
Il s’agit de la première exposition personnelle en France de ce jeune artiste américain, vivant et travaillant à New York. Dans des travaux antérieurs il intervenait sur des images photographiques trouvées qu’il agrandissait et mêlait avec des fragments d’affichettes glanées ici ou là. D’autres fois il découpait en petits rectangles des images de magazines, il réunissait les fragments et les collait autour d’une thématique commune comme les « couchers de soleil », les « châteaux » ou la « chair » (à partir, pour cette dernière série, des photos reproduites dans Playboy ou Penthouse). L’accumulation de multiples fragments rendait compte d’une teinte dominante, d’une ambiance, sans éléments d’identification.
Sur d’autres images sélectionnées, il intervenait par de courts grattages réguliers et parallèles, sur les arrières plans comme sur le motif principal de la photo ; tous les détails étant biffés, celui-ci ne se reconnaissait plus que par sa silhouette.
Dans l’exposition qui se tient jusqu’au 8 avril rue Chapon à Paris, l’artiste a franchi une étape supplémentaire : il déréalisait ses images et cette fois il les désagrège. Même reprise graphiquement, c’était encore de la photographie. Dans cette nouvelle série ce ne sont plus que des débris de matière qui intriguent ; on se questionne et on apprend que ces résidus épars sont d’origine photographique. La mise en œuvre de cette exposition a tenu, durant un temps, de la performance : l’artiste a travaillé à la réalisation de cette série d’œuvres dans la galerie vide, mais ouverte par la vitrine au regard des passants intrigués. Garrett Pruter est parti de diverses photographies qu’il a réduit en poussière par un travail à la fois physique (frottage) et chimique. Il a détruit l’image et le médium photographique lui-même dans de l’essence de térébenthine avant de fixer les débris sur des toiles avec des résines, en mélangeant aux pigments photographiques de fines parcelles d’aluminium.
Il n’y a plus d’images mais ce qui reste est varié, chaque œuvre a sa personnalité ; ce presque rien est captivant — on se laisse entrainer dans les comparaisons — et même beau. Selon l’image de départ la tonalité de la « peinture » finale varie entre le brun chaud et le gris froid ; la dominante colorée tient aussi de la densité des petits fragments et de leur répartition. On s’interroge d’abord sur la singularité de cette matière lumineuse avant d’apprendre de la directrice de la galerie (ou par le texte de la commissaire) que la seule présence photographique ici maintenue est la réalité physique, celle du médium initial. L’artiste revisite la photographie, la pense abstraitement dans sa genèse : l’action de l’auteur et le rôle de la chimie l’emportent sur la part habituellement essentielle de la lumière dans le transfert sur une surface sensible. L‘action mesurable des effets lumière, lors de la prise de vue et du tirage, cède le pas devant la détermination des actes largement inconscients du créateur. Les significations différenciées résultent de gestes diversifiées nés dans le feu de l’action.
Le regard informé, on parcourt une nouvelle fois l’exposition. On ne voit rien au-delà de la surface, au-delà du support que constitue la toile montée sur châssis. On voit, même et surtout le fond, cette réalité préalable de présence ; toute image photographique a besoin d’un substrat, que l’image déposée tend à cacher, bien qu’il soit toujours choisi avec attention par le photographe. Ici plus que jamais le fond fait retour.
On remarque une autre constance : la distribution des parcelles de l’image initiale, bien qu’irrégulière, et différente d’une œuvre à l’autre, occupe toute la surface de la toile (et même des côtés du châssis). De loin le visiteur voit un all-over varié et de près il pénètre dans la matière ; il se promène dans un monde inattendu, à la découverte de multiples colorations, irisation, matités et brillances. L’œil se promène à l’aise dans cet espace réduit où le local a pris de pas sur le focal. Ce presque rien fait monde.
C’est surtout une image nouvelle pour un imaginaire libéré. Libéré de la domination du verbe, il n’y a plus rien à dire juste à voir ; il s’agit seulement de laisser aller le regard devant cette présence négative. Avancer et reculer, bouger librement, percevoir de biais les légers reliefs de ces semis de matière dont on connaît maintenant l’origine. Ce qui questionne dans les œuvres de Garrett Pruter, ce ne sont pas tant les ruines d’images que la valorisation des invisibles. Il s’accorde avec d’autres artistes qui s’efforcent, comme l’écrivait Jean-François Lyotard, de « bouleverser les prétendues “données visuelles” de façon à rendre visible le fait que le champ visuel cache et exige des invisibles qui ne relèvent pas seulement de l’œil (par principe) mais de l’esprit (vagabond) .
Les vestiges de photographies nous permettent de mettre du corps dans les interstices créés. On ne voit plus seulement avec les yeux, ni avec l’esprit et le langage qui accompagnent la perception, mais avec tout le corps. Installées sur les cimaises ces œuvres sont des appels pour des échanges muets. Toutes ces « peintures » datant de 2012 et 2013 sont « sans titre » : l’artiste n’a pas eu le désir de différencier ces peaux pour les yeux. Ces créations devenues corps sollicitent nos perceptions proprioceptives entrainant ce jeu de déplacement (avancer, reculer, aller à droite puis à gauche) signalé plus haut. À cela s’ajoute encore le mouvement interne de l’image (chute ascendante) qui lui aussi favorise la mobilité du regardeur, indice de son entrée en émotion. Devant ces réductions de signes à des traces, le spectateur est amené à comprendre combien son plaisir esthétique se prend multiplement : dans les productions plastiques, vraiment plaisantes à regarder, dans la compréhension de la genèse des créations et plus généralement dans dans la saisie de l’art à l’œuvre.
1) Jean-François Lyotard, L’inhumain, causerie sur le temps, Paris, Galilée, 1998, p. 136.
2) Il reste tellement peu de présences des images initiales dans ces œuvres picturales qu’on s’interroge sur la suite que pourra donner l’artiste à ce travail de recherche.