Georges Noël, une grande griffe de peintre.

La galerie Dutko a organisé dans son vaste espace de l’île Saint-Louis une exposition de Georges Noël (1924-2010). Une vingtaine d’œuvres sont accrochées montrant la diversité dans la continuité du travail de cet artiste qui n’a pas eu de son vivant toute la notoriété que mérite la qualité de son travail de peintre. Il est pourtant présent dans les collections publiques (Centre Pompidou, Musée d’art moderne de Paris). Il était encore récemment montré à Paris par la Galerie Thessa Herold et la Galerie Catherine Putman. Ce manque de reconnaissance par le public s’explique peut être par le fait qu’il a vécu aux États Unis entre 1968 et 1983 soit durant la période de pleine maturité d’un artiste (entre 44 et 60 ans).

Le choix des peintures de cette exposition est représentatif de diverses pratiques spécifiques du travail de Georges Noël. Dans toutes ses peintures l’artiste mène de front un travail de surfaçage de l’étendue du support, une mise en place subtile de la couleur, une structuration organisée et inventive de l’espace du tableau et la présence de diverses formes de dessin allant du geste scriptural aux tracés organisateurs. Oui, c’est peut être à cela que l’on reconnait un grand peintre : il ne néglige rien.

La présence dans l’exposition de quelques toiles antérieures à 1968 montre combien le travail de cet artiste s’était très tôt engagé dans une recherche d’un style personnel.

Dans Palimpseste organique, 1958 on remarque que le peintre triture la matière picturale, en l’occurrence de la peinture à l’huile, avec le pinceau pour y inscrire des mouvements multiples. Ainsi cette série en 1985 dans le catalogue du CNAP « De la trituration de ce magma devaient surgir des signes et à travers ce surgissement devaient sortir un sens et des significations – et je recommence l’expérience avec des données enlevées et des données ajoutées. ». Dès 1961 pour Fenêtre Blanche il a mis au point une manière personnelle de surfaçage de la toile qu’il gardera toute sa vie : il recouvre le support d’acétate de polyvinyle, de silice et de pigment qui lui permettent des interventions colorées et graphiques dans le frais de la matière. Dans cette œuvre il associe de multiples traces rectangulaires (qui donne le titre de la création) à une dispersion d’« écritures griffées » tout autour du motif central. L’usage du tracé incisif qui pénètre la couche picturale est devenue une caractéristique singulière des créations bi ou tri dimensionnelles de Georges Noël.

Dans une toile comme Grande Jungle, 1987, le dessin griffé accompagne la répartition colorée et est distribué dans tout l’espace de la toile. La propriété de ce trait incisif jeté d’un geste vigoureux est de faire ressortir les couleurs souvent claires des couches déposées antérieurement. Tout menu qu’il soit ce tracé pénétrant bouleverse l’espace de la peinture. Cela est encore plus vrai lorsque Georges Noël fait sauter certaines étendues de peinture constituant ainsi des figures qui viennent spatialement en avant alors qu’elles sont en réalité de la teinte du fond. C’est ce qui se passe dans Patchwork Big Spaces, 1967. Durant sa longue carrière le style de l’artiste a varié plusieurs fois, pourtant l’usage des tracés incisifs est resté constant même si le geste générateur évoluait constamment. Dans Cosmic Map, 1990, les griffures viennent contrecarrer les taches colorées informelles, bleues, grises et ocres. Dans Méditerranée, 1994, les traits qui incisent le substrat soit reprennent la dominante horizontale des figures soit s’y opposent discrètement en s’accordant à l’autre constituant du châssis : la verticale. La griffe du peintre est bien plus qu’une unité minimale et discrète de l’œuvre. Elle instaure, en quelque sorte, un nœud poïétique pour l’artiste. Le pragmatisme du geste de l’artiste change le rôle des griffures suivant le moment de son intervention. Elles peuvent avoir, dans les premiers temps de la création, une fonction de basculement décisif vers l’artistique tandis que, lorsqu’elles interviennent plus tard, elles peuvent servir à réconcilier différentes instances constitutives d’une peinture.

Le dessin incisé s’avère une formidable machine de réversion, capable d’installer dans l’œuvre et par voie de conséquence dans l’œil (et l’esprit) des regardeurs de nombreux et fructueux questionnements. Le premier spectateur, et donc le premier à s’interroger, est le peintre lui-même. À vouloir aller voir sous la peau des choses, le peintre se trouve lui-même engagé corporellement et pulsionnellement dans l’indécision des lieux. Tout occupé aux taches matérielles et à la montée en puissance des effets de matière et d’espace, il ne se méfie pas de l’illusion qui le gagne. Il semble croire aux miracles de son improvisation créatrice, alors que, en profondeur, se trame force concepts, formes symboliques et affects. Le type de dessin pratiqué par Georges Noël réussit à inscrire dans la matière de l’œuvre les marques du personnel, de l’unique, de l’authentique,

La griffe peut être pour le griffeur le lieu de la résolution des conflits, tant plastiques (la forme et l’informe, la ligne et la couleur, le fond et la figure) que psychiques. Le dessin incisé, qui était au départ une marque fonctionnelle dans l’installation des formants de l’œuvre, devient la marque authentifiant l’auteur : La Griffe de Georges Noël. Cette « décision » qui s’impose visuellement redistribue l’ensemble des composants de l’œuvre, et permet au créateur de concrétiser, jour après jour, les dépenses d’énergie de son engagement créatif. Ce trait personnel, chargé des émotions, pulsions et sentiments de l’auteur, donne forme à une expression qui vaut label. La marque visible est bien l’attestation d’un passage, la confirmation quelque chose y a eu lieu. Elle n’en reste pas moins une énigme posée à la peinture et aux regardeurs. Ce trait jeté avec ou sans projet fait remonter tout à la fois des histoires personnelles et des figures, que certains diront archétypales, qui existent au préalable dans la culture imaginaire du créateur.

Le dessin dans la peinture de Georges Noël est devenue aussi le dessein de cette peinture. Il en est le support d’expression pour la suggestion des sentiments : l’aigu, bien sûr, mais aussi la dynamique de l’agression, le mouvant, l’instable, le masculin et le féminin. D’objet plastique générateur, la griffe est progressivement devenue l’événement-sujet de cette peinture et la marque distinctive de cet artiste.