Georges Rousse, le « Pas au-delà »

Le premier appareil photo de Georges Rousse, né en 1947, est un Brownie Flash de Kodak qu’il reçoit en cadeau enfant. Plus tard, il décide d’abandonner les études de médecine qu’il poursuit à Nice pour apprendre les techniques de prise de vue et de tirage chez un photographe professionnel, puis il crée son propre studio de photographie d’architecture. Dans les années 80, il associe sa passion pour la photographie à celle pour la Peinture l’Architecture et crée une œuvre inédite qui l’inscrit dans le courant de la Photographie plasticienne.Depuis il parcourt le monde. Son atelier : les lieux patrimoniaux désaffectés ou les bâtiments en ruine destinés à disparaître. Il compose avec leur histoire, avec leur mémoire. Photographie post-moderne, inspiré par les Stillife d’Alfred Stieglitz, il revendique comme base de son œuvre le Land Art et l’art Ephémère. Plasticien, le carré noir sur fond blanc (1915) de Kasimir Malevitch l’impressionne par son évidence. Les photos de l’Atelier d’Alberto Giacometti sont une référence. De Chirico aussi…Les lieux abandonnés que Georges Rousse investit deviennent « Espace Pictural ». Disponibles au possible, il y construit une œuvre éphémère en volume virtuel et unique que seule la photographie restitue, témoignage d’un geste artistique. Art de la perspective. Art de la couleur. Art de la lumière.

Georges Rousse me reçoit dans son atelier parisien du XIIIème arrondissement.

Florence-Valérie Alonzo : Votre photographie, Bastia, (2009) (180 x 250 cm) a été exposée à la galerie RX jusqu’en janvier 2017. Comment avez-vous découvert ce lieu situé à Bastia ?

Georges Rousse : « En 2009 à l’occasion d’une commande photographique, Marcel Fortini directeur du Centre Méditerranéen de la Photographie, m’a invité à participer à un projet concernant le couvent Saint-François de Bastia situé au cœur de la ville. J’ai toujours besoin « d’adopter » les lieux dans lesquels j’interviens, d’en voir les variations de lumière, d’en deviner les rumeurs, d’en connaître l’histoire.
Je fis donc un premier repérage quelques mois avant mon intervention. L’immense bâtisse, édifiée au XVIème siècle, de près de 5000 m², était à l’abandon depuis environ trente ans. Le couvent devenu tour à tour une gendarmerie puis un hôpital militaire n’était plus qu’un terrain vague livré aux intempéries. Des sans-abris avaient investi les lieux et allumé des feux pour se réchauffer l’hiver, les murs étaient couverts de graffitis, La végétation avait envahi le bâtiment.

Pour le convertir en hôpital, Les militaires avaient détruit l’espace de l’ancienne chapelle en la divisant en deux dans la hauteur par une dalle de béton. La partie haute abritait les chambres des malades. Une salle de projection avait été installée dans la partie basse dont les murs avaient été peints en noir, du béton recouvrait le sol. C’est cet espace où tout était noir et dévasté que je choisis. »

F.V.A : Vous avez privilégié la forme géométrique simple du carré peint en blanc pour votre dessin dans l’espace et décidé de faire vivre ce palimpseste. Comment vous y êtes-vous pris pour faire cohabiter ses différentes existences, tout en gardant la mémoire des traces anciennes ?

Georges Rousse : « Je décidai en premier de décloisonner la partie haute de la chapelle pour retrouver l’espace initial et j’imaginai une ébauche de construction dans la partie basse du couvent
Je réalisais dans ce sens des croquis et des aquarelles.
Dans la partie basse, je divisai mon champ photographique en deux parties pour simuler une sorte de collage des deux images. Je construisis totalement la partie gauche avec des lattes de bois. Sur la partie droite, je laissais l’espace tel qu’il était. Les palimpsestes de ce lieu chargé d’histoires multiples se révèlent à la lecture de l’image. Pour lier ces deux espaces, je dessinais un carré peint en blanc, à la fois transparent et lumineux. L’image finale semble montrer un carré de lumière traversant une partie en construction à gauche, et une partie conservant les traces du temps, le feu, le noir et les graffitis.

F.V.A : Les lattes de bois sont-elles les trames d’une histoire ?

Georges Rousse : En 2000 à Annecy, dans un château devenu ferme puis le siège de la Fondation Salomon, j’ai découpé les murs afin de révéler l’espace d’origine qui avait été cloisonné en petites pièces. Je mis alors à jour les lattes de bois retenant le torchis selon l’ancienne technique de construction des murs. Séduit par cette trame, je gardais en mémoire cette ossature de bois. Les lattes de bois créent une forte texture mais elles permettent aussi la transparence. Elles laissent voir l’espace, le flux de la lumière qui le modèle.

A Bastia, j’utilisais cette texture pour suggérer la naissance d’un nouvel espace. Le réseau de lattes s’imposait à moi comme la promesse d’un renouveau pour ce lieu dont l’existence s’était arrêtée, comme si ces lattes de bois attendaient du plâtre pour une reconstruction. Elles préfiguraient le début d’une histoire qui à l’époque devait être culturelle.
Cet espace gauche est construit sur l’axe central du champ photographique.
Si l’on regarde l’Image finale : Tout est organisé sur un axe vertical central. Cet axe est anamorphosé puisque les différentes parties, plafond, murs, sol sont alignées. Sur les lattes, j’ai dessiné une moitié du carré qui joue sur la lumière et la transparence et dans la partie droite inchangée l’autre moitié
Le carré est dessiné dans ces deux demi-espaces à partir de l’appareil photographique comme habituellement où je reporte point par point la forme dessinée sur le verre dépoli de ma chambre photographique.

F.V.A : Est-ce cela qu’on appelle une anamorphose ?

Georges Rousse : « Dans mes photographies il n’y a pas à proprement parler une anamorphose. L’anamorphose demande un déplacement dans l’espace jusqu’à arriver au point de vue qui révèle la forme dessinée. Ce que je donne à voir c’est une image photographique qui ne permet pas ce déplacement. Il n’y a pas de cheminement possible dans le champ visuel qu’impose la photographie. C’est à partir du moment où l’on comprend qu’il y a transformation réelle d’un espace que le cheminement mental dans la photographie est possible. Certaines anomalies dans le tracé confirment cette transformation du réel. Le cheminement que je souhaite s’organise alors de façon immobile, comme le fruit d’une méditation sur l’espace.

Le projet que je réalise dans l’espace est toujours relié avec le lieu et l’image que je veux donner de ce lieu, de ce que j’en ai ressenti. Cohabitent un lieu réel avec une forme que je dessine et appelle un sous – espace que je m’approprie et transforme en utilisant des couleurs primaires souvent symboles de lumière, et des formes simples.
La photographie est la mémoire du lieu tel qu’il est mais aussi la mémoire de l’action que j’entreprends dans ce lieu. »

F.V.A : Parlez-nous de votre « palette de couleurs »…Ces monochromes…ces bleus, ces rouges, ces verts…ces noirs…ces blancs…

Georges Rousse : « La couleur que je choisis est liée à la relation qui se crée au moment du repérage entre moi et le lieu que j’investis. Certains lieux sont très colorés, d’autres sont graphiques, en ruine, trop grands ou trop cloisonnés. Leur fonction passée, le pays où ils sont situés, mes préoccupations plastiques ou sociétales du moment, où même une anecdote entrent également en ligne de compte dans le choix de la couleur.

Etymologiquement, le préfixe « photo » désigne ce qui procède de la lumière. La couleur est issue de la décomposition de la lumière. A cela s’ajoute le blanc et le noir symbole de lumière ou d’absence de lumière. Ma « palette de couleur » est essentiellement constituée de couleurs monochromes, simples, nées de la décomposition spectrale de la lumière. J’utilise des couleurs saturées, les couleurs pâles sont mal restituées par la photographie. Je peins souvent deux versions. Après le tracé dans l’espace, la couleur blanche va révéler la forme dessinée et les différents reliefs. Comme la sous-couche du peintre sur la toile, cette première version va uniformiser les différents plans de couleur du tableau tout en conservant le modelé du lieu. Une seconde version monochrome offre une deuxième lecture du lieu, deux lectures photographiques différentes d’un seul espace.

F.V.A. : En 2012, vous avez réalisé une installation dans l’ancien Cellier Jacquart, une bâtisse construite en 1898 par l’architecte Ernest Kalas. Cet entrepôt, destiné à l’origine à la société Jules Mumm & Cie avait été repris par Veuve Clicquot Ponsardin puis par le Champagne Jacquart, connait aujourd’hui une reconversion puisqu’il est devenu un nouveau lieu culturel, situé à quelques pas de l’Hôtel de Ville de Reims. Votre photographie Reims 3 (2012) (180 x 240 cm) a été exposée à la galerie RX. Une atmosphère « féérique » se dégage de cet escalier que vous avez peint de couleur argent.

Georges Rousse : « J’avais été invité par la ville de Reims à réaliser des œuvres dans cet entrepôt avant sa reconversion en centre d’art. Je découvrais les grands espaces de l’ancien cellier qui donnaient sur une magnifique façade aujourd’hui classée monument historique. L’entrepôt avait trois niveaux de caves souterraines. Après un premier repérage, je commençais à imaginer des projets, la plupart contribuant à remettre à jour l’espace voûté, masqué alors par un faux plafond. Ces projets ont été abandonnés en raison de la présence d’amiante et d’une mise en œuvre trop importante. Je choisis alors les caves qui sont finalement à l’opposé de mon goût pour la lumière.
J’ai été attiré immédiatement par le superbe escalier hélicoïdal descendant vers une première galerie souterraine par une ouverture elliptique qui recoupait le plafond voûté de la cave. Mon espace était ainsi clairement défini.

F.V.A : Chaque lieu est pour vous une nouvelle aventure…

Georges Rousse : « Oui chaque lieu est lié à une histoire nouvelle…
En 2016, J’ai été invité à réaliser une intervention à Darmstadt à l’occasion de mon exposition pour la Triennale de Photographie de Francfort. Je visitais des lieux, une énorme base américaine désaffectée, un espace de jeux en ville. Mon attention se porta sur un abri antiatomique datant de la guerre froide. Rien n’avait bougé depuis. Il avait été construit pour que 2000 personnes puissent y vivre pendant un mois. Des douches, des toilettes y avaient été installées ainsi qu’un générateur électrique et une infirmerie. La salle à côté de l’infirmerie contenait toujours les 2000 lits de camp pliés. L’espace pour dormir avait quant à lui été transformé en parking après 1989. Et c’est par ce parking moderne qu’on entrait dans ce lieu étrange, angoissant, hors du temps. Je prenais des photographies pour mes projets à venir. Je dessinais une forme simple, une étoile, évoquant l’étoile soviétique mais aussi américaine. Pour cela, j’utilisais une peinture à tagger lavable. Quand on la brosse, elle tombe par terre en poussière. Cet abri antiatomique est situé pratiquement sous le musée des Beaux Arts, je proposai de l’associer avec une autre installation à l’intérieur du musée jouant les oppositions. L’espace, étriqué et sombre de l’abri souterrain, inaccessible par le public s’opposait à celui du musée, lumineux, aux beaux volumes et ouvert à tous.

Je voudrais préciser que j’ai toujours été attiré par les bâtiments en ruine et s’ils sont devenus les lieux privilégiés de mes créations c’est pour la grande liberté plastique que je peux y trouver. Dans ces espaces disponibles, je suis libre de découper les murs, peindre, dessiner. Mais aussi parce que je suis très sensible à leur disparition, à la perte de mémoire dont ils sont l’objet avant leur démolition. Certains lieux sont brouillés par des excès de signes qui en empêchent la lecture. Je peux effacer ces signes ou les laisser transparaître. J’inscris ma propre utopie dans ces lieux. Le rêve se poursuivra ailleurs. J’en fais une histoire. A chacun sa propre lecture, à chacun d’y projeter sa propre fiction. Chaque lieu est une nouvelle expérience. Je ne cherche pas à créer d’illusion car la photographie est une mise en perspective suivant un angle de vue. Le temps de la création de mon œuvre, ces lieux deviennent mon atelier. Je suis à la recherche de mon propre Eldorado dans lequel je pourrai rassembler tous les arts : peinture, sculpture, photographie, poésie. Une fenêtre de lumière comme une interrogation de l’au-delà de la photographie. »