Gerhard Richter peintures, trouver la meilleure distance.

Le Centre Pompidou Paris présente, depuis début juin et jusqu’au 12 septembre, une exposition rétrospective du peintre allemand Gerhard Richter : Panorama. Il est sans doute souhaitable, et aussi un peu vain, de chercher à présenter un panorama complet des créations de cet artiste de 80 ans très prolifique. Celui-ci conduit parallèlement des recherches picturales figuratives et abstraites (nous allons y revenir) ; les jeux de reflets, d’opacité, de transparence du verre sont expérimentés dans une série d’œuvres volumiques ; dans son Atlas, sorte de journal intime de créateur commencé en 1961, ses travaux photographiques rejoignent les prises de vue d’amateurs et les documents iconiques divers qu’il recueille dans la presse (plus 5000 images). Précisons que ce work in progress n’est pas présent à Paris ; en revanche des travaux sur papier, dessins, aquarelles, linogravures sont accrochés au Louvre.

On remarquera que, à l’occasion de cette exposition, presque tous les magazines artistiques français ont choisi pour leur couverture de revue ou celle du numéro hors-série publié à l’occasion, une image figurative féminine. Le même portrait de Betty (1977) figurant sur Beaux-arts Magazine et Art-Press. Il faut sans doute voir là une volonté de flatter la supposée prédilection d’un large public pour ce type de peinture réaliste. Il faut convenir que Gerhard Richter possède un beau métier de peintre. À l’Ecole des Beaux Arts de Dresde, dont il sortit diplômé en 1956, il a appris, comme tous les étudiants de l’époque, le savoir-faire académique permettant un rendu quasi-photographique. Cette capacité à produire une image mimétique épate et attire le public y compris les critiques d’art ; seuls les praticiens, ceux du moins à qui on a demandé durant leurs études de s’exercer à ce type de pratique, savent combien cette habilité s’acquiert assez facilement. Gerhard Richter est excellent dans cet exercice parce que, en plus du rendu figuratif, il maîtrise aussi, parfaitement et très simplement, les autres éléments de la plasticité comme la composition (souvent inattendue), la lumière, les passages entre les figures et le fond, etc.

À ce savoir-faire formel il ajoute souvent des références aux œuvres d’artistes qui l’ont précédé, comme pour Ema, Nu sur un escalier, 1966, version soft de la scandaleuse proposition de Marcel Duchamp, plus proche du nu conventionnel que de la peinture cubo-futuriste de 1912. Autant Duchamp, après avoir été jusqu’au trompe l’œil pictural dans Tu m’ (1918) lance l’injonction de la mort de la peinture, autant toute l’œuvre de Gerhard Richter (même les créations sans peinture comme les superpositions de verre) se veut une valorisation du processus générateur et de la sensibilité propre à l’exercice de la peinture. L’artiste allemand travaille à partir de photographies mais, si on se trouve devant les peintures elles-mêmes et non des reproductions, on constate que, même dans les œuvres les plus réalistes, son rendu insiste sur l’aspect suave et chaleureux de la surface picturale. Il y a chez cet artiste un souci de l’apparition phénoménologique de la peinture. Ceci est encore plus vrai dans ce que l’on peut appeler les photo-peintures où des gestes abstraits viennent se superposer aux images figuratives. Le geste peut être celui d’une brosse passée latéralement dans la peinture humide qui vient flouter l’image réaliste (Lis, Lilien, 2000), ou un raclage au couteau juste ce qu’il faut appuyé pour perturber la vision de la scène si charmante, si cliché, d’une mère avec son enfant (S. avec un enfant, 1995) ou encore une perturbation gestuelle vigoureuse comme dans Table, 1962. Dans la forme et pour le fond, ce dernier geste n’est pas sans rappeler celui de Francis Bacon qui réussit à arracher la « Figure au figuratif » (Gilles Deleuze) par ce qu’il nomme le Diagramme. Pour l’un comme l’autre, ce qui importe ce n’est pas la réussite du paysage ou celle du portrait mais celle de la peinture. En superposant un monde des gestes abstraits à ceux de la représentation figurative, en instaurant un brouillage du visible par la picturalité, l’artiste obtient plus que « un plus un » ; ce supplément à la somme constitue le « fait pictural ».

L’artiste, le premier, se rend compte du moment ou quelque chose a lieu qui peut décider de l’achèvement de l’œuvre. Ce n’est pas la figuration qui motive Richter mais la réussite de toutes sortes de transfigurations susceptibles de redonner vie aux images. L’intention déclarée est de conférer une nouvelle présence à des documents photographiques, témoins du passé, par une re-présentation nouvelle. Le résultat est hors temps, paradoxal, il n’appartient ni au passé, ni au présent. Cette indécision installée dans le visible maintient à distance l’artiste d’abord et le spectateur ensuite. Cette mise en retrait de l’auteur est présente, essentielle et revendiquée dans toute l’œuvre de Gerhard Richter.

Autre remarque tout à la fois plastique et conceptuelle : frottages et raclages de l’artiste allemand effacent l’effet profondeur d’un petit monde vu à travers une fenêtre que la photographie, et sa reprise en peinture réaliste, gardait. Le geste balayant horizontalement la surface de l’œuvre ramène vers le plan du tableau ce qui reste lisible de la représentation inscrivant par là même cette nouvelle image dans un espace sans profondeur (le plan flatbed de Greenberg). Ce type de spatialité, qui caractérise une certaine modernité en peinture, s’est affirmé à partir des cubistes (notamment dans les collages) et jusqu’à la génération des Richter, Soulages, etc. ou celle de créateurs plus jeunes, comme par exemple, Peter Haley, Juan Uslé, Bernard Frize et bien d’autres.

L’expérience poïétique de l’œuvre, toujours en quête d’inattendu, se devine face aux grands tableaux abstraits mais c’est lors du visionnage du film de Corinna Belz : Gerhard Richter Painting (2011) que l’on mesure le complexe mélange de décisions et de doutes qui prévaut à l’achèvement de telles peintures. L’artiste et la cinéaste nous donnent à contempler la genèse de plusieurs peintures toutes abstraites. Dans son vaste atelier l’artiste travaille souvent conjointement deux œuvres parentes : de même taille et avec, au départ, la même harmonie colorée. Les premières mises en place de taches sont très libres, en rupture avec la structure orthogonale du châssis. Les colorations initiales ont leur importance même si elles ne correspondent pas aux teintes dominantes finales envisagées par l’artiste. Celui-ci déclare que comme son intention est de réaliser des tableaux verts, il commence donc par disposer des étendues rouges sur les toiles. Toutes les œuvres abstraites réalisées par Richter ne sont pas de même lignée. L’artiste, fin connaisseur de l’histoire de l’art, n’appartient à aucune chapelle et ne cherche pas à placer son œuvre dans le prolongement de quelque école. Certaines peintures continuent de laisser voir des réalisations à base de larges gestes jetés comme la magistrale Juni (Juin), 1983 où, sur une toile de 250 x 250 cm, se superposent des gestes colorés variés : nappage, découpe, large coup de pinceau, raclage, reprise de haut en bas de tracés plus fins, toujours au pinceau. Précisons que les gestes débordent tous, au moins d’un côté, des limites du châssis. Indice d’inscription dans la modernité, le tableau se présente comme un fragment et non comme un petit monde clos dans un espace limité. Malgré l’énergie mise dans l’exécution de certains gestes on aurait tort de considérer ceux-ci comme pulsionnels. Gerhard Richter cherche à obtenir des effets plastiques puissants, pour cela il s’engage physiquement dans la réalisation mais sa quête est l’avènement d’une proposition plastique réussie, pas l’inscription de son moi profond. Les effets d’espace, sensations variées de profondeurs fictives, qui s’éprouvent devant ces tableaux se rencontrent rarement dans les toiles des meilleurs expressionnistes abstraits.

L’exigence constante de l’artiste est d’arriver à la réussite du tableau. Il cherche un équilibre/déséquilibre qui doit le surprendre lui-même. Déjà en 1981 il écrivait dans ses Notes : « Peindre c’est créer une analogie avec l’imperceptible et l’inintelligible qui prend ainsi forme et devient accessible. Créer cet inintelligible interdit de faire n’importe quelle bêtise, car la bêtise est toujours compréhensible. »

Parallèlement aux tableaux abstraits nécessitant pour leur création l’emploi d’une force gestuelle, Gerhard Richter réalise des peintures se rapprochant de l’art minimal comme des tableaux monochromes gris. Lorsque plusieurs sont disposés dans une même salle on saisit mieux l’enjeu : on perçoit les variétés de gris, les subtilités de chacun. Le verre placé devant certains tableaux les fait percevoir, de loin, comme des miroirs. Le lien est alors fait avec d’autres créations utilisant des miroirs ou des verres superposés. C’est aussi cette sensibilité fine aux nuances de couleurs que le visiteur peut apprécier devant 1024 Farben (1024 couleurs), 1973. Il faut accepter de s’arrêter un temps durant devant cette œuvre qui de prime abord a l’apparence d’un immense nuancier (254 x 478 cm) ; au bout d’un moment l’œil commence à déceler les subtiles écarts entre les verts, les roses, les bruns, les jaunes clairs, etc. ; ce faisant il mesure les ténues variations spatiales de ces rectangles dans leur grille ; rien n’avance vraiment et aucune zone ne fait enfoncement. Par delà la gageure de réaliser des millions de teintes à partir du mélange des trois couleurs fondamentales — Richter avait mis au point un système mathématique de dosage — l’essentiel est le savant équilibre plastique de l’ensemble. Face à des détracteurs, l’artiste a affirmé que cette série de tableaux lui a demandé plus de travail que ses autres pratiques.

Une large part de l’exposition parisienne s’attache à présenter les grandes peintures abstraites raclées. Le film de Corinna Belz filmant Gerhard Richter dans son atelier leurs est largement consacré. Ces tableaux imposent leur évidence visuelle, ils créent un déficit de parole. C’est sans doute pour cela que l’on rencontre très peu d’analyses consacrées aux abstractions par les critiques des magazines français alors que les peintures imagées sont abondamment commentées dans ces mêmes revues. Si ces tableaux sont entamés avec de larges brosses, ils se poursuivent par une succession de raclage dans la peinture à l’huile plus ou moins fraîche. La raclette ne sert pas seulement à retirer ou à écraser, elle peut être chargée de couleur pour ajouter une teinte nouvelle. Avec le tranchant ou à l’aide de plus petits couteaux, d’un trait actif-négatif l’artiste va parfois chercher les couleurs enfouies. Les gestes au pinceau, trop susceptibles de devenir subjectifs, sont bannis de la phase finale d’exécution.

Les actions successives de dépôt et de reprises sont autant destructrices que constructives. Les raclettes préparées par ses assistants et utilisées par Gerhard Richter sont de taille variable. Certaines dépassent deux mètres afin que l’artiste puisse intervenir par un seul geste progressif sur toute la surface de la toile. L’orientation de l’outil, perpendiculaire ou oblique, par rapport au plan du tableau, la vitesse d’exécution, les éventuels arrêts momentanés, la pression exercée déterminent l’aspect nouveau de la surface. Les lames de raclettes souvent en plexiglass transparent permettent de contrôler partiellement les effets durant l’action. Les reprises sont innombrables. L’artiste n’a pas idée de ce que sera le tableau au final : « Si l’idée est le point de départ du tableau, il est illustration. Inversement agir et réagir sans idée préconçue vers une forme qui peut être nommée et expliquée donne naissance à l’idée (« au début était l’action ») ». Gerhard Richter ne s’interdit rien dans ses Abstrakte Bilder, il exerce son art en toute liberté sans tenir compte des avis des proches . Le tableau haut en couleurs peut soudain être recouvert de blanc ou devenir gris ; les larges raclages horizontaux se voient soudain contrecarrés par d’autres plus étroits verticaux. Il y a une vraie jouissance dans cette expérience de la peinture créatrice d’un monde de diversité en transformation constante. S’il ne connaît ni la forme du tableau final ni le chemin pour y parvenir l’artiste sait ce qu’il veut : « Je voudrais obtenir une densité sans sentimentalisme, qu’il soit la plus humaine possible. »

Richter pratique une spontanéité calculée : « Je préfère que le tableau se développe de lui-même. Je procède d’une manière moins arbitraire, plus programmée dans le sens où je laisse naître une forme par hasard afin de la corriger ensuite. Le véritable travail consiste à observer ce qui se génère et à décider si le résultat est valable. » Comme on l’entend ici le peintre suit attentivement le mouvement de la peinture, il le fait sans charger son tableau d’émotions personnelles ou de significations particulières, cependant il reconnaît celui-ci comme sien puisque la décision de mettre fin au processus créatif lui appartient.

Voilà bien là toute la spécificité du travail pictural de Gerhard Richter, il installe une distance entre lui et ses œuvres ; figuratives ou abstraites ses créations sont des images distanciées. Dans ses œuvres figuratives, la peinture ajoutée instaure un démarcage par rapport au contenu identifiable ; la photographie se trouve en quelque sorte abstractisée par le supplément pictural. Devant les œuvres abstraites on a parfois aussi le sentiment d’une peinture au second degré, comme si il s’agissait d’images alternatives, d’images qui auraient pris du recul par rapport aux abstractions antérieures.

Comme le dit l’artiste lorsqu’on lui demande de préciser la parenté avec les travaux des expressionnistes américains « Ce n’est pas fondamentalement différent, sauf qu’utilisant d’autres moyens, l’effet n’est pas le même. » L’expérience esthétique du spectateur aussi est différente. Assurément le type d’outils choisis, cette mise à distance voulue par l’artiste dans l’acte de peindre instaurent un monde pictural très riche en effets plastiques devant lesquels le spectateur, lui aussi tenu à distance, peut se mouvoir librement physiquement — certains tableaux sont vraiment très grands : Strich (auf Rot), 1973, 190 x 2000 cm. La liberté accordée la plus importante est psychique. Alors que les tableaux figuratifs gardent présente une figure érectile (personnage, arbre, bougie, etc.), malgré les tentatives d’effacement de celle-ci par le flou ou le raclage, les abstractions, elles n’imposent pas un parcours au spectateur ; le créateur se retirant de ce qu’il donne à voir laisse le regardeur libre dans ses explorations visuelles et ses associations imageantes. Cette liberté accordée peut dérouter certains.

1 « Vous voyez, par exemple, si vous pensez à un portrait, vous avez peut-être à un certain moment mis la bouche quelque part, mais vous voyez soudain à travers ce diagramme que la bouche pourrait aller d’un bout à l’autre du visage. Et d’une certaine manière vous aimeriez pouvoir dans un portrait faire de l’apparence un Sahara, le faire si ressemblant bien qu’il semble contenir les apparences du Sahara… » Francis Bacon, L’art de l’impossible, entretien avec David Sylvester, éditions Skira, t. 1, 1995, p. 71.
2 Gerhard Richter, Textes, Les presses du réel, 1995, p. 78.
3 Ibid., 25/02/86 p. 101.
4 Ses assistants se taisent, il suffit que l’on lui dise que le tableau semble achevé pour qu’il le reprenne …
5 Ibid., entretien avec Jonas Storsve, 1991, p. 185.
6 Ibid., entretien avec Benjamin Buchloh, 1986, p. 124.