Dans le Sophiste, l’étranger d’Elée, porte-parole de Platon, combat la position de Parménide selon laquelle ce qui n’est pas n’est pas. Platon distingue la négation absolue de la négation déterminée, le non-être du ne pas être quelque chose. L’artiste contemporain Giulio Paolini, né à Gênes en 1940, s’interroge sur ce « Non-être » « ou ce « n’être pas » un artiste. Celui-ci n’étant pour lui « […] pas conçu en tant qu’individualité autonome et unique mais ressenti en interprète constant et impersonnel du même rôle : sujet irremplaçable, pourtant invisible qui assume des noms différents en époques différentes. Présence/absence centrale au sein de l’orbite ininterrompue de la généalogie qui sied à l’histoire de l’art. Histoire entendue comme « conservation de l’espèce (de la beauté) » tout ou long de la querelle sans fin entre l’être et ne pas être quelque chose – Platon – au sein de sa permanence au monde ».
Dans Une saison en enfer Arthur Rimbaud affirme « La vraie vie est absente. Nous ne sommes pas au monde […] » poussé par son Démon, le poète rentre dans un univers inconnu, brise son identité pour s’évader dans un monde inconnu et mystérieux où prennent forme ses fantasmes, ses « absences », ses écarts, les parcours mystérieux de sa poétique sublime de l’être et du non être shakespearien.
Cette problématique en inframince du monde, pour citer Marcel Duchamp, concerne l’attitude de l’artiste Giulio Paolini, voué à parcourir un chemin mystérieux, semblable à celui mystique ou à celui de la possession consciente. Dans la dernière exposition de Paolini au Macro et à Whitechapel à Londres, l’artiste rigoureux présente ses œuvres en noir et blanc comme dans une cellule, un lieu sacré, temple grec ou couvent franciscain, grotte d’Ephèse ou mausolée blanc d’un soufi…ou, comme il le dit, son studio, sa « Chambre à soi », lieu de création et de contemplation de l’œuvre et de soi. On pense au « Studiolo » sans fenêtres, au cœur du palais d’Urbino : reflets de bois précieux, écaille, velours : le pouvoir et la culture ensemble en beauté là où naît l’œuvre ou sourd de l’histoire ; l’œuvre en soi, politique, mathématique, littéraire, conceptuelle à la « Bella maniera » de Paolini qui s’inspire toujours de l’art de la Renaissance avec des moulages en plâtre de sculptures classiques ou avec ses reproductions des peintures emblématiques de Lotto et à suivre dans le temps : Velasquez, Chardin. Acte d’amour en citation, évocation de la pérennité de l’art où la vie est toujours présente…
Selon cet artiste que, peut-être à tort, on a inséré parmi les artistes de l’Arte Povera ou de l’Art conceptuel pour amour de classification et de simplification, […] L’œuvre préexiste à l’intervention de l’artiste – qui est le premier à pouvoir la contempler. Selon lui, énigmatique et secret chercheur de formes et de signes enfouis dans le temps, l’artiste occupe cet espace indéfinissable d’intimité et de silence, rimbaldien absent du monde, de « science » et d’expérimentation, entre deux mondes : celui des vivants et celui des esprits ; ni dedans ni dehors, hors du temps mais déjà en deçà où l’on assiste à l’épiphanie de l’œuvre.
En 1991 il s’engage dans une exposition au titre significatif « Contemplator enim » (Lucrèce) où il renonce aux espaces des expositions pour se concentrer à l’intérieur de son « lieu » d’étude et de contemplation sans point fixe et sans étoiles, pour naviguer en solitaire. Et depuis Paolini assume ainsi sa solitude et son « estrangement ».
Le silence est devenu son univers : celui qui accueille la parole de l’art et de l’histoire de l’art car Paolini dialogue avec les œuvres de Velasquez, Lotto, Whistler, Chardin, Licini, De Chirico, Morandi…En mars 2014 au Musée d’art contemporain de Rome le Macro, Paolini commence un parcours expositif à l’enseigne de la recherche de l’auteur, pirandellien enfin, et il nous amène à la recherche du rapport de ce dernier au modèle, au spectateur. Dans le petit catalogue du Macro « Essere o non essere ». Il a décidé d’intervenir en citoyen du monde des simulacres avec son éthique et son amour ainsi qu’en artiste d’installations, maître de l’espace, car on a l’impression de rentrer dans un chez lui et nullement dans des salles d’un musée.
Et on passe d’une installation à l’autre déposées par terre ou posées sur les murs : chevalets à jour, en attente, en Fuite musicale… « Essere o non essere » 1994-1995 ; « Delfo », un autoportrait de 1997 ; Big Bang de 1997-1998 ; « Immacolata concezione. Senza titolo/Senza autore » 2007-2008 ; « Contemplator enim » 1992 : 4 installations où apparait la main de l’auteur qui dessine, retient un fragment de papier, un papier blanc, un élément d’image à signifier le cheminement de l’œuvre, jamais terminée ; « Photofinish » 1993-1994 ; « L’ospite » 1999 où apparait le portrait de Jorge Luis Borges, autre créateur de labyrinthes ; « L’autore che credeva di esistere » (sipario : buio in sala) 2013.
Les expositions de Rome et de Londres présentent ce nouveau travail de l’artiste où Paolini réaffirme que « […] l’Illusion que poursuit l’artiste depuis toujours – transférer son image en une autre plus significative, et donc moins précaire- elle n’est pas tout à fait inconsciente : le regard fixé sur une toile ou sur une sculpture ne s’adresse ni à l’auteur, ni aux autres, il n’admet pas un ou beaucoup de points de mire, il ne fait que réfléchir en lui-même la demande sur sa présence même »
Emblématique, cette dernière installation nécessite de notre part des citations de l’artiste illustrant sa poétique :
« Encore une fois, je tiens à examiner et à souligner ma conception personnelle de la figure de l’artiste.(…] L’attitude de l’artiste semble parcourir sans cesse les mêmes passages qui marquent une vocation, quelque chose d’impénétrable et mystérieux semblable à un raptus ou à une obsession.
Je ne suis pas ici ni ailleurs…Tout simplement je ne suis pas : l’artiste n’est pas « en dehors du monde » mais il n’est même pas « dans le monde ». Concevoir une œuvre ne correspond pas à quelque chose qui a « titre » pour s’affirmer, qui se déroule dans le présent ; mais quelque chose qui s’adresse du passé au futur et introduit la mémoire d’un après. L’artiste ne veut pas parler, communiquer en forme directe, en temps réel…il ne veut pas imposer sa voix mais écouter, saisir un écho…Rien à déclarer, enfin, sauf le droit de pouvoir l’affirmer, d’observer le silence sans être forcés de le justifier.
La « vérité » de l’artiste ce n’est pas celle de l’auteur : elle est – mais déjà elle l’était- celle de l’œuvre. La vérité de l’œuvre est cette donnée préexistante, cachée (une donnée non donnée) qui sied à l’artiste de la reconnaître et la révéler à l’attente de notre regard. Un tableau s’annonce mais ne s’accomplit pas. L’image qu’une œuvre nous confie n’est pas quelque chose de formulée et définie pour toujours mais quelque chose que nous revient sans cesse en éternel retour.
De la beauté idéale
La beauté apparaît en contrejour… elle est insaisissable. L’objectif de l’art n’est pas la nature, ni la vérité…Comme disait Henry David Thoreau « si tu veux vraiment faire quelque chose, donne ta démission, laisse tomber l’investiture… » Personne, et l’artiste encore moins que les autres, peut arriver à l’absolu de la vérité. L’art ne dit pas, il ne sait pas quoi dire il ne sait pas, il ne peut pas exercer la raison, mais néanmoins il ne peut pas non plus s’éradiquer du contexte. L’appartenance et pas l’exercice est tout ce qu’exige le contact avec la sphère de l’art…
L’heure exacte
Le monde de l’art est débordant, saturé de voix et de gestes éclatants dictés par le « déterminisme » des auteurs et par leurs missions de conservation ou fondamentalistes diffusées et transmises sous le drapeau de « L’art qui va sauver le monde ». Performances, prêches, préceptes, invocations…des voix tendues à proposer ou imposer des solutions qui personne n’a demandé et surtout jamais nécessaires pour l’autonomie sacrosainte de la beauté « impassible » que Winckelmann attribuait à la sphère de l’art…
Au jour où nous sommes
L’urgence qui me saisit est motivée par un grandissant décontenancement face à l’angoissante et grotesque préoccupation exprimée par la quasi-totalité du monde de l’art contemporain vis-à-vis des destins du monde ( le vrai) et par la nécessité pour nous d’en assumer la responsabilité et de nous en charger.
Quelle vanité et, surtout, quel sentiment démesuré de supériorité et d’omnipotence ! Ainsi nous, microscopiques habitants de l’univers, nous devrions se lever en défenseurs de ce qui nous est destiné au sein d’une cosmogonie que nous ignorons totalement….
L’attention est désormais attirée par les données d’une sociologie de l’art qui incarne et assume le vrai et seul « péché mortel » conçu au grand dam de l’essence primaire, de la « vocation » archéologique, de la fouille en profondeur au cœur de la dimension unique et toujours semblable mais sans cesse différente qui anime la sphère de l’art.
Blackout
La parole de l’art est le silence. Je veux rendre un hommage dévoué à la patience et la rigueur de l’archéologue, à la vocation du moine des « scriptoria ». Les deux, consacrés à la transcription des empreintes que l’antiquité, ainsi que la contemporanéité nous lèguent en deçà du vacarme suscité par les voix qui occupent la scène tous les jours… »
A Londres, Paolini propose les sculptures, les installations et les photographies du Macro mais en ajoutant l’une de ses œuvres les plus emblématiques le « Giovane che guarda Lorenzo Lotto » (Young Man Looking at Lorenzo Lotto -1967) et « Controfigura » (Stand In -1981), des reproductions à taille réelle du portrait du maître de la Renaissance de 1505, inversant les rôles de l’artiste et du spectateur, le « Jeune qui nous regarde » est l’artiste et notre double ; l’intervention de Paolini, ironique et en palimpseste, nous amène au cœur de la poétique de Lotto et de la sienne : nous sommes présents au-delà du temps, en présence des artistes. A Whitechapel, Les œuvres de Paolini sont présentées dans des modules, les : Gallery 1 où apparaissent les œuvres historiques jusqu’aux années 1990 (Etre et de pas être, Delfo, Accademia 3 et les portraits de Lotto ) , puis « Galleries » 8 et 9 où l’on trouve des œuvres à partir de 1992 : « Big Bang », « Contemplator enim » et sa dernière installation de 2013 « L’autore che credeva di esistere » (sipario : buio in sala) qui clôt l’exposition londonienne et le diptyque de 2014.
Complète l’exposition de Londres, organisée en duo par Macro et par l’institution londonienne, un catalogue complétement illustré publié par le musée de Rome qui comprend des essais d’éminents spécialistes internationaux dont Gabriele Guercio, Barry Schwabsky, Bartolomeo Pietromarchi et Daniel F. Hermann. Les expositions ont été réalisées grâce aux contributions de la Fondation Giulio et Anna Paolini, de Turin. Grâce à cette collaboration entre l’Italie et l’Angleterre, on peut suivre le parcours d’un des plus intéressants et complexes artistes de la seconde moitié des « fabuleuses » Sixties.
L’artiste en effet a commencé en 1961 ; son nom apparait dans l’ouvrage de référence « Arte povera » et dans le catalogue de l’exposition historique « Pour une identité italienne » de Germano Celant, où le critique d’art analyse le travail philosophique et historique de Paolini de même que les travaux en sémiotique de Umberto Eco, en anthropologie et linguistique de Tullio De Mauro, en littérature de Italo Calvino, Perec, Borges etc.. Car Paolini travaille, comme ces scientifiques et écrivains, le rapport entre le signifiant et le signifié, entre la structure et la super structure. Nous sommes dans les années 1970 en Italie et le pays vit une période d’effervescence et de découverte, de luttes sociales et de revendications, de développement économique et culturel. Paolini devient l’un des artistes les plus cosmopolites et célèbres de la galaxie conceptuelle à l’italienne. Aujourd’hui, il reste l’un des témoins plus significatifs de l’énigme de l’art et de son mystère.