GRAND TROUBLE : trouble dans les genres ?

Même si Les Cahiers Dessinés et son directeur, Frédéric Pajak, mettent en avant dans cette exposition le dessin sous toutes ses formes – dessins de presse, dessins d’humour ( Mix § Remix, Micaël Queiroz), carnets de voyage ( Noyau ) dessins d’illustration(Joël Person, Mélanie Delattre-Vogt, etc…), dessins abstraits les plus divers ( Ode Bertrand, Marcel Katuchevski…) – le visiteur va à la rencontre d’un mélange de genres inédit, car sans lien apparent avec une thématique ou une esthétique : collage illustratif ( Tomi Ungerer ), peintures abstraites, peintures figuratives, allant jusqu’à l’hyperréalisme ( Gilles Aillaud, Emilienne Farny… ) , sculptures ( avec, en particulier, le charmant petit musée de la sculpture de Léa Lund ), céramiques ( les météorites de Chantalpetit ), photographies dévoilant un univers fantastique ( les décors énigmatiques de Edith Dufaux, les paysages habités et les créatures étranges de Jean-Michel Fauquet ) ou, au contraire, documents “bruts”, installation vidéo… et sans doute, cette juxtaposition dont l’énumération donne le vertige mériterait à elle seule le nom de “grand trouble”. Elle se présente à nous comme la résultante d’une interrogation partagée : comment un artiste peut-il échapper à un destin solitaire tout en restant absorbé par son travail ? Quels liens des artistes d’horizons aussi divers peuvent-ils créer entre eux, et comment ?

La règle d’un jeu

C’est pour répondre à cette attente qu’un groupe informel d’artistes mais aussi d’écrivains ou de scientifiques – comme le spécialiste des météorites Matthieu Gounelle – s’est proposé une règle du jeu simple qui participe à la fois d’une éthique et d’une esthétique de l’ouverture. Chaque membre de ce groupe réunissant des personnes très différentes entre elles en a choisi d’autres en privilégiant ce qui fait leur différence avec eux afin de faire émerger d’autres visions, d’autres pratiques et la diversité de leurs savoir-faire. L’activité artistique cesse alors d’être un jeu solitaire pour devenir un enjeu collectif : en entrant en dialogue avec d’autres trublions pour former un monde fait d’hétérogénéités mises en regard, tous ces artistes réunis communiquent entre eux en s’inscrivant dans cette dynamique d’ouverture qui pourrait se prolonger à l’infini.

“Expérience du décloisonnement” qui contraint à échapper aux étiquettes et qui désarçonne le regard, l’exposition Grand Trouble nous fait passer de singularités artistes à un regard rétrospectif portant sur l’histoire ( Pajak, Ungerer, ainsi que les photographies saisissantes de Marc Garanger prises en 1960 en pleine guerre d’Algérie ) ainsi qu’ à un dévoilement des “grands troubles” qui secouent le monde contemporain. Le “catalogue” qui se présente sous la forme d’un n° de la revue Les Cahiers Dessinés présente une exploration de thèmes contemporains comme “la guerre, le chaos, la corruption, la vie quotidienne” en Irak ( dans un entretien de F. Pajak et Micaël avec le cinéaste Abbas Fahdel ). Les dérangeantes photographies volées par Marc Prudent montrant des clochards effondrés sur des trottoirs sont commentées par l’écrivain-psychanalyste ( auteur du livre Les Naufragés ) Patrick Declerck, qui se déclare admiratif de leur “art de survivre”.

Enfin, des objets troublants dont la signification échappe tant qu’ils pourraient rester invisibles sont exposés dans une vitrine par l’artiste contemporain Jean-Michel Pancin : il s’agit de balles ou de pelotes de tissu contenant des objets divers – drogue, préservatifs, messages… qui se sont prises dans les barbelés entourant une prison aujourd’hui fermée ( la prison Ste Anne à Avignon ). Cette archéologie de ce lieu doublement fermé fait de ces petits objets trouvés, curieux mais sans attrait, un signe opaque dont la clôture nous interpelle. Ce cas-limite illustre une sortie possible hors de l’art entendu au sens d’une création.

C’est aussi le rôle de l’exposition d’interroger les différentes manières d’être artiste, ou plutôt de faire de l’art. Dans le catalogue, Michel Thévoz, ancien directeur de la Collection de l’Art Brut à Lausanne, met en question le statut “schizophrénique” de l’artiste vis-à-vis du marché à partir de schizoprènes authentiques, ceux qui ont été reconnus dans l’Art Brut ; et à sa suite, Frédéric Pajak revisite l’histoire “officielle” de l’art pour dénoncer des impostures afin d’explorer ce qu’il nomme des “recoins de l’histoire de l’art, parfois discrète, parfois insaisissable”. C’est bien à une exploration inédite de ce qui échappe, de ce qui reste presque invisible que l’exposition Grand Trouble nous convie.