En montrant différemment des artistes anciens jusqu’à les rendre presque contemporains, cette exposition d’abord conçue pour l’Académie de France à Rome se déploie différemment aux Beaux-Arts de Paris. Fruit d’une recherche de longue haleine des deux commissaires, les historiennes d’art Francesca Alberti et Diane H. Bodart, elle ne sépare pas l’art académique ancien de l’art actuel – même si ce sont les contemporains qui nous permettent de regarder autrement ce que dessinaient les anciens. Et elle se complète d’une présentation de gribouillages d’artistes professeurs aux Beaux-Arts dans le Cabinet de dessins et de projections de films. Le catalogue, richement illustré, qui présente les deux expositions analyse les nombreuses questions que pose cet ensemble éclectique de gribouillages.
Un gribouillage (scarobocchio en italien) désigne péjorativement une pratique à mi-chemin entre écriture et dessin : un écrivain peut dessiner dans les marges de son manuscrit, un peintre faire des gribouillages informes en se sentant libéré de toute contrainte formelle, en suivant la méthode que prônait Léonard de Vinci : la « composition inculte », pratique graphique complémentaire du regard qui voit des formes apparaître dans les taches d’un mur, dans la boue, les nuages, etc… bref, d’une « iconopoïétique » suggérée par la vision d’une matière informe. Des esquisses, des brouillons et des figures grotesques ou des caricatures que l’on découvre au verso de peintures ou dans les carnets d’artistes anciens comme Léonard de Vinci, Michel Ange, Le Bernin, Le Titien, ou d’autres plus récents comme Rembrandt ou Delacroix, amène la problématique qui sous-tend l’exposition : un art pratiqué dans le désœuvrement conduirait-il à l’absence d’œuvre ou produirait-il au contraire des œuvres innovantes ? Elle permet ainsi de réfléchir tout en nous divertissant.
Enjeux critiques
Quelles sont les limites de l’œuvre d’art ? Le geste graphique libéré de toute finalité peut-il vraiment se désintéresser des traces qu’il laisse ? Le dessin cesse-t-il alors d’être un art ? Comment une pratique aussi commune, née du désœuvrement, a-t-elle pu occuper les plus grands artistes pendant ou à côté de leur travail en cours ?
On peut ainsi voir un dessin que Matisse avait réalisé les yeux fermés ou encore Giacometti s’amusant à encadrer un graffiti qu’il avait tracé sur le mur de son atelier. On découvre à l’œuvre chez de nombreux artistes anciens comme modernes une verve graphique décomplexée. Gribouiller fait du dessin une manie plutôt qu’un art, une occupation ludique sans rien d’exceptionnel, à la manière dont un écolier dessine dans les marges de ses cahiers – comme le faisait le jeune Louis XIII enfant dont les dessins furent heureusement conservés par son médecin.
Un gribouillage peut s’exercer sur n’importe quel support : sur une table, sur un tableau noir, sur un corps, ce que montrent des tatouages ou une vidéo expérimentale de Denis Oppenheim, sur les murs, sur le sol, en marchant sur la neige… Un graffiti éphémère tracé sur un mur ne prétend pas être de l’art, même s’il inspire des artistes comme Jean-Michel Basquiat – inaugurant ainsi le passage contemporain du graffiti à l’œuvre. Gribouiller, griffonner, barbouiller sont des termes péjoratifs qui désignent une absence de contrôle ou une perte de maîtrise afin de déclasser des productions pour les rejeter en dehors de l’art. Mais cette marginalité peut aussi être regardée positivement comme une tentative primaire, une manière de faire inchoative qui serait une promesse plutôt qu’une régression.
L’Originaire, l’Archaïque et le Brut
Des dessins préhistoriques, des graffitis relevés à Pompéi ou au Colisée à Rome, des graffitis d’enfants abyssins relevés par Marcel Griaule, ceux photographiés par Brassaï sur les murs des villes, par Henri Calet sur ceux d’une prison, des dessins d’enfants et de l’art « brut » : tout cela semble se rejoindre autour de la question moderne de l’intérêt pour le « primitivisme » et de la recherche d’une origine commune au dessin et à l’écriture : l’inscription de signes iconiques qui s’enracine dans un geste graphique antérieur à l’écriture part d’une « technique du corps » (Mauss) qui privilégie l’art du geste sur celui de la trace.
L’art de la trace suppose un contrôle, comme dans l’acquisition de l’écriture calligraphiée, alors que le gribouillage résulte d’une pulsion à l’œuvre en puissance derrière des formes culturelles actualisées au fil de l’histoire que ce soit le dessin ou l’écriture : il représenterait donc l’enfance de l’art.
Même si de nombreux auteurs bruts sont d’excellents dessinateurs qui maîtrisaient leur art, Jean Dubuffet, souvent présenté dans l’exposition, voudrait n’y voir qu’une pulsion brute et sauvage, possiblement a-culturelle et en tout cas anti-culturelle, qu’il s’efforçait de pratiquer par exemple dans une série de portraits – dessins de bonshommes proches de caricatures ou de dessins d’enfant. L’époque d’après-guerre faisant table rase du passé a recours à l’informel avec Fautrier et Wols et surtout Henri Michaux, dont les signes graphiques proliférants explorent des mouvements intérieurs de l’esprit – souvent ceux d’une conscience modifiée par des drogues comme la mescaline.
À regarder ces dessins fulgurants, souvent malhabiles, tracés sans soin, parfois raturés pour les rendre illisibles ou bien volontairement tracés à l’aveugle, on est à la fois touché et intrigué. Et la profonde connivence entre des traces passées que notre regard réactualise dépasse la question de la différence entre un art « culturel » qui suppose un savoir-faire acquis et l’art « brut », puisque les artistes se dépouillent de techniques qu’ils tâchent d’oublier.
La question primordiale reste de savoir pourquoi dessinons-nous ? quel que soit le résultat, dessiner manifeste un passage à l’acte primaire : un gribouillage n’est pas seulement un dessin raté, c’est la trace impensée d’un moment de lâcher prise dont le sens nous interpelle. Avec Cy Twombly, les dessins rythmés, les taches ou les traces confuses se confondent avec une écriture asémique. Ces disséminations d’interventions graphiques expressionnistes, proches de l’écriture automatique, ces gribouillages incluant le barbouillage et le griffonnage illustrent parfaitement le propos de l’exposition.