Habiter l’exposition, la scénographie comme médium au service des nouvelles technologies

Toute une génération internationale d’artistes nés dans la décennie soixante dix explorant la vidéo et les nouvelles technologies se consacrent à de nouvelles formes de mise en exposition où la scénographie intervient comme médium. L’essai de Mathilde Roman « Habiter l’exposition » publié par Manuella Editions est justement sous titré « l’artiste et la scénographie ». Elle retrace le cadre historique de ce type de pratique et s’appuie sur une vingtaine d’entretiens pour formaliser sa pensée critique sur ces formes contemporaines d’exposition qui sous tendent une approche d’une conscience élargie du monde.

Mathilde Roman est docteure en Arts et Sciences de l’Art, membre de l’Association Internationale des Critiques d’Art et enseignante à l’Ecole Supérieure d’Arts Plastiques de Monaco, Pavillon Bosio. Ses recherches concernent la vidéo, l’exposition et la performance. Elle co-dirige ainsi un séminaire de recherche sur la scénographie d’exposition comme médium.Dans ce champ elle a publié en 2012 un premier essai On stage. La dimension scénique de l’image vidéo chez Le Gac Press. En 2017 elle co-dirige l’ouvrage Corps et Images. Oeuvres, dispositifs et écrans contemporains éditions Mimésis. Un an plus tard elle est intervenue en tant que curatrice à la Maison Bernard Anthonioz de Nogent sur Marne avec sa proposition PERFORMANCE TV regroupant des oeuvres mixtes et multimédia d’artistes femmes.

Prolongeant ses recherches son nouvel essai se répartit entre une longue introduction théorique et un ensemble d’entretiens avec des artistes internationaux avec lesquels elle se consacre à « Ecrire en collaboration ». Elle les a choisi pour partager une même poursuite d’un spectateur actif dans une nouvelle approche pluri-sensoriel de l’espace d’exposition.

Elle pose d’abord les bases historiques de la scénographie dans l’art attribuant ses apports en ce domaine à El Lissitzki dès 1923 avec son « Espace Proun » à Berlin, puis avec sa scénographie pour l’exposition sur le monde de la presse (en 1928) à Cologne. Insistant aussi sur les initiatives d’Herbert Bayer elle rappelle que pour lui « l’exposition est un film dans lequel c’est vous qui bougez et où ce sont les images qui restent immobiles. » Ce qu’il met en pratique dans l’exposition Bauhaus 1919-1928 au MOMA en 1939. En jouant des émotions et des illusions il met en place son Extended Field of Vision (1930) pour que ses scénographies déhiérarchisent le regard au service de l’autonomie et de la liberté du spectateur.
Elle insiste à cette époque sur le rôle complémentaire de Marcel Duchamp lorsqu’il scénographie les deux manifestations L’exposition internationale du surréalisme en en 1938 à paris et First Papers of Surrealism à New York quatre ans plus tard.

D’un point de vue pratique , à l’époque contemporaine elle rappelle le rôle fondateur de l’exposition phare de la postmodernité Les Immatériaux du philosophe Jean François Lyotard et du commissaire Thierry Chaput en 1985.
Quant aux oeuvres majeures dans ce domaine elle met en lumière le rôle pionnier dans les années 70 des installations vidéo amorcées par Dan Graham, puis Bruce Nauman et Bill Viola qui invitent le spectateur à des appréhensions multisensorielles de l’espace où ses ressentis sont mis en crise.

Faisant de nombreux allers retours entre passé récent et actualité Mathilde Roman voit en Laurent Grasso un de leurs héritiers avec son exposition Uraniborg au jeu de Paume en 2012. De même Laure Prouvost met en tension espace fictionnel et espace réel obligeant le spectateur à se repositionner. Ces artistes commissaires avec lesquels elle s’entretient sont accompagnés d’autres propositions curatoriales, telle celle restée signifiante de Paul Virilio Ce qui arrive en 2002 à la Fondation Cartier. La catastrophe y était approchée aussi bien par des des vidéos documentaires de l’INA que grâce à l’installation Middlemen d’Aernout MIk. C’est dans la pensée et l’oeuvre d’un autre penseur Jakob von Uexküll et son essai Milieu animal et milieu humain que l’on trouvera les concepts fondateurs mis en application par des artistes comme Pierre Huyghe (malheureusement pas interviewé) ou Eija Liisa Ahtila notamment pour sa réactualisation dans une réserve naturelle de Finlande de l’épisode biblique de l’Annonciation (2010).

Ces tentatives opératiques d’appropriation de l’espace d’exposition éloignent la vidéo des seules logiques cinématographiques et proposent au spectateur un challenge plus ambitieux, le décloisonnement et la déhiérarchisation de ses émotions.

La sélection des artistes interviewés est révélatrice de ce courant. Elle comporte huit femmes et treize hommes originaires de différents pays, la France y est bien représentée ainsi que les USA autant que d’autres pays européens, Allemagne, Finlande, Espagne mais on y trouve aussi des créateurs venus d’Argentine, d’Australie ou du Liban. L’orientation de chaque entretien est clairement indiquée en ouverture par une courte phrase synthétique. Les deux premiers entretiens sont réservés à deux pionniers de cette tendance dont la grande figure féministe Carolee Schneemann (1939_2019) et Dan Graham. Celui ci revient sur l’importance pour lui du concept d’hétérotopie établi par Michel Foucault. Il revendique aussi son compagnonnage avec Bruce Nauman et l’influence de Michael Snow.

Une autre filiation est rappelée par Tony Oursler et ses extensions corporelles de la vidéo dans les espaces domestiques à propos de sa collaboration avec Dan Graham pour l’opéra rock Don’t Trust Anything over Thirty (2004). Dans le recours aux installations multi-écrans Isaac Julien tente une décolonisation des corps et des savoirs, jouant un rapport de constellation pour Ten Thousand Waves. Eija Liisa Ahtila met en tension les espaces intimes avec les espaces domestiques et sociaux pour redéfinir les identités féminines dans des traversées émotionnelles. Dans le même but elle recourt à la conférence performée pour Studies on the Ecology of Drama.

Dominique Gonzalez-Foerster et Xavier Veilhan font appel à des collaborateurs, la première avec un architecte et un éclairagiste pour ses aménagements scéniques et le second avec le scénographe Alexis Bertrand pour des installations à caractère idéologique qui impliquent le spectateur. Ce sont les étapes matérielles de réalisation et de production d’un film qui sont appliquées par Laurent Grasso avec une pluralité de médiums pour la mise en oeuvre de ses expositions.

Si Jordi Colomer met en relation les corps avec l’architecture et l’urbanisme, utilisant le réel comme décor il recherche une théâtralité en quête du devenir des utopies. Laure Prouvost en intérieur utilise peinture, tapisserie et sculpture pour créer des faux semblants, des trompe-l’oeil scénarisés.

Si j’ai été étonné de ne pas trouver de référence à l’essai de Mathieu Copeland Chorégraphier l’exposition, cet important courant est bien représenté par Doug Aitken et son approche chorégraphique qu’il assume dans Sleepwalkers avec ce rapport exacerbé à l’espace urbain, aux sons et à leurs relations. Parmi les auteures moins connues Pauline Baudry et Renate Lorenz travaillent film et sculpture en installations où des chorégraphies suggérées dans leurs installations comme Improvisation télépathique apportent aussi un subtile questionnement politique.

Au sein de ces pratiques de l’art en mouvement on constate ainsi que les protocoles de création sont aussi divers que les intentions visées, l’intérêt de ce livre est d’apporter une assise théorique forte à partir de l’analyse des oeuvres approchées autant par la concision des questions que par la manière dont les artistes font preuve d’un recul critique sur leur production.