Après la grande exposition rétrospective de Hans Hartung au Musée d’Art Moderne, Paris, d’octobre 2019 à mars 2020, la galerie Berthet-Aittouares présente jusqu’au 31 octobre une exposition bien plus petite présentant une sélection de dessins et peintures de l’artiste entre 1952 et 1989. Bien qu’intéressé de longue date par le travail de cet artiste, j’étais sorti quelque peu déçu de l’exposition du musée. Les commissaires avaient choisi de présenter la majorité des recherches de Hans Hartung comme le permettait la succession des salles du musée. Le problème n’était pas tant la diversité inhérente à ce genre d’exposition qui permet de suivre l’évolution du travail d’un artiste depuis ses débuts prometteurs jusqu’à ses dernières œuvres particulièrement libérées, que des choix faits dans chacune des périodes de création de l’artiste de pièces de qualités inégales.
Le visiteur devait lui-même faire une sélection parmi les œuvres variées accrochées aux cimaises s’il voulait éprouver des émotions à la hauteur de la réputation de ce peintre. Hans Hartung fut une des figures majeures d’un art abstrait qui fut qualifié soit d’informel, de gestuel ou de lyrique et qui a constitué, après la guerre 1939-1945, le pendant européen de l’action painting.
La relative déception exprimée ci-dessus lors de la visite de l’exposition du musée d’Art Moderne n’est rappelée ici que pour dire le sentiment tout à fait opposé ressenti lors de la visite de l’exposition actuelle dans la galerie parisienne. Les œuvres présentées couvrent aussi une période temporellement étendue et les créations ont été réalisées sur supports différents et avec des techniques variées. On passe d’une œuvre à une autre avec grand plaisir puisse que la diversité ici est aussi synonyme d’originalité de la recherche plastique et d’une grande sensibilité dans le traitement des matériaux et dans l’emploi varié des outils.
La dimensions de la galerie ne permet pas l’accrochage de grands formats mais autorise l’approche des peintures pour percevoir les savantes superpositions des traces picturales et les gestes d’incision (raclures ou griffures) que s’autorise Hans Hartung dans de nombreuses peintures. C’est particulièrement le cas pour celles intitulées T 1980-H41 ou P 1967-102. Hartung est par excellence un peintre du geste, de toute sorte de gestes d’homme, laissant trace sur des supports variés avec des outils qu’il n’a cessé de renouveler tout au long de sa vie. Pour déposer la matière picturale sur le support il a utilisé des outils traditionnels comme toute sorte de pinceaux mais il le faisait à sa manière en réunissant parfois plusieurs brosses. La recherche d’effets nouveaux l’a poussé à expérimenter aussi divers balais ou des assemblages végétaux comme les branches de genets. Les effets sont saisissants et mystérieux comme dans la toile T 1989-U 14 présente de cette exposition. Toujours pour déposer la matière colorée sur le subjectile, il a emprunté divers instruments aux ouvriers du bâtiment comme les aérosols, la tyrolienne à crépi. Dans les quincailleries il lorgnait sur les râteaux, les couteaux de vitriers et toute sorte de racloirs qui lui permettraient ensuite de dessiner en pénétrant dans la matière fraiche. Les « griffes » ainsi obtenues sont une manière de faire entrer le dessin « dans » la peinture. Les tracés incisifs sont le type le dessin qui s’accorde cette abstraction à la fois informelle et gestuelle.
Pour inciser il faut pratiquer un trait avec une force adaptée au matériau du support. Dans l’immédiat après-guerre ils étaient nombreux les peintres qui, comme Hartung, dessinaient « dans » la peinture. On pense aux travaux de Fautrier, Wols, Tal Coat, Tapies, Georges Noël, Twombly, Degottex, etc. C’est une pratique qui semble avoir quasiment disparue aujourd’hui. Ce n’était pas un effet de mode, tout juste une autorisation permise par les exemples des autres, mais cette disparition rappelle combien les formes plastiques ont une valeur symbolique qui correspond à une époque, comme l’avait signalé Erwin Panofsky à propos de la perspective.
Les marques griffées peuvent être antérieures et c’est le balayage du pinceau chargé de couleur qui va donner une visibilité à ce tracé – c’est ce qui se passe dans l’œuvre P 1967 -102 – ou intervenir postérieurement : le tracé incisif va alors chercher la couleur du subjectile comme dans la partie droite de T 1980-H 41. Dans d’autre cas il fait ressortir une teinte déposée antérieurement (voir T 1964-E36).
Pour obtenir de beaux effets dans les tracés gestuels il faut un support de qualité : Hartung ne travaille pas sur des papiers ordinaires mais les choisit pour leur qualité. Plusieurs œuvres de cette exposition sont réalisées sur une carte barytée, à savoir un papier neutre avec une surface lisse légèrement satinée. La nature de la surface donne toute la profondeur aux différentes traces laissées par les gestes colorés successifs et peut résister aux incisions si l’artiste choisit à un moment donné d’avoir recours à ce geste incisif. Une fois griffée la carte est bien plus sensible, plus précieuse que la feuille vierge, la couleur vient la caresser, la réparer.
La rapidité du geste de dépôt de la couleur et le jeté du dessin incisé tendent à produire de la pensée, de la pensée en acte. Une large part de la peinture de Hans Hartung tend à dépasser les problématiques de l’expressionnisme abstrait. Il faut se souvenir que entre 1932 et 1960 la pulsion créatrice de Hans Hartung ne se libérait que dans des travaux de petit format dont il proposait ensuite les reproductions agrandies par mise au carreau pour ses expositions en galerie. Bien entendu, contrairement à certaines peintures accrochée au Musée d’Art Moderne, (avec bien sûr la précision sur le cartel) aucune œuvre présentée dans la galerie n’est un original second.
En examinant de près les diverses créations de Hans Hartung on se rend d’autant mieux compte que ce qui se passe sur les toiles de cet artiste est guidé par le sentiment de la mise en place d’une tension plastique entre les éléments placés beaucoup plus que par quelque volonté (il ne veut rien) ou quelque émotion (il n’a aucune sensation préexistante). Cette peinture est bien abstraite en ce qu’elle vise à une surdétermination de l’acte pictural. On ne dira jamais assez combien pour Hartung, et d’autres artistes gestuels de cette époque, c’est l’action faite qui est fondatrice du sens. L’image produite est la conséquence d’une expérience mouvante de la peinture qui appelle l’artiste à continuer de produire multiplement tant qu’il en a la force et c’est vraiment le cas pour cet artiste qui malgré son handicap (la perte d’une jambe à la guerre en 1944) a produit 15 000 œuvres.