HENRI BARANDE – LE VESTIGE, LA TRACE, LA MEMOIRE.

Un unicum à Londres sur le mois d’octobre : l’exposition Henri Barande en la prestigieuse Saatchi Gallery, lieu par excellence de l’art contemporain (1,5 million de visiteurs par an). Soit le déploiement sur trois salles de 45 tableaux de même hauteur (2,15m) disposés en polyptiques variables et un passage avec 25 sculptures de petit format. Après le MAMCO à Genève en 2008 et l’ENSBA à Paris en 2011, c’est la 3é exposition d’un artiste français pourtant né en 1945 mais quasi inconnu car épris de solitude, de liberté et de mystère – indifférent à la reconnaissance du milieu de l’art.

Découvert en 1999 par le grand critique d’art David Galloway, Henri Barande expose peu, toujours dans un pays différent, des œuvres non titrées, non datées, non signées. Et jamais vendues. Parfois détruites et ensevelies dans des tombeaux. Hanté par la mort, l’anonymat des traces laissées pour la postérité, artiste qui toujours nie, mais aussi fils de Mnémosyne, Henri Barande expose une œuvre fascinante par sa technique picturale sophistiquée, ses références à l’histoire de l’art et sa radicalité métaphysique questionnant la vie, le hasard, la mémoire.

H N R B R N D tel qu’en lui-même :

La page liminaire de son site web est éloquente. Titre : H N R B R N D…- nouveau sigle ? nom scandinave ? vestige phénicien ? Non point. Aucun souci d’une identification immédiate dans ce qui semble l’inscription mémorielle d’une pierre tombale où l’usure du temps aurait effacé la chair pulpeuse et la couleur des voyelles pour ne laisser que l’élégante ossature de sept consonnes telles des glyphes. L’artiste HENRI BARANDE se présente masqué, en son mystère.
Pourtant, le public de tout âge qui afflue dès le lundi matin dans son exposition à la Saatchi gallery ferait pâlir d’envie les grandes galeries parisiennes ! C’est qu’on ne le reverra plus en Angleterre, ni en France où l’artiste Eric Corne l’a présenté à l’ENSBA à Paris en 2011, ni en Suisse, où Christian Bernard directeur du MAMCO l’a convaincu d’exposer pour la première fois sous son nom d’Henri Barande à Genève en 2008. Alors qu’en 2000 sa première exposition personnelle chez Sotheby’s à Zurich était anonyme ! Tel un pas précautionneux dans son ouverture vers le public, sous l’impulsion du célèbre critique d’art David Galloway, ébloui de découvrir l’œuvre d’un artiste vivant reclus sur les bords du lac Léman dans une caverne d’Ali-Baba où il avait déjà sculpté plus de 40.000 pièces tout en restant hors du monde de l’art où, à bien des égards, il fait figure « d’ovni » (2).

Il a fallu un an à David Galloway pour convaincre cet irréductible solitaire d’exposer son œuvre et d’élaborer peu à peu un appareil critique – Henri Barande s’y prête de temps à autre par le biais d’entretiens qui révèle une culture intellectuelle et artistique aussi profonde qu’éclectique. Mais tout passe par l’écrit. Inutile de chercher le moindre enregistrement visuel ou sonore de sa personne. Pour son vernissage chez Saatchi, blouson de cuir noir et lunettes fumées, HNRBRND a refusé photos, micros et caméras (3). Il lui faut effacer les traces, et ce jusque dans ses œuvres sans titre, ni date ni signature. « Les œuvres n’ont pas à justifier leur présence. Notre présence seule est à interroger » (4).

Eduqué à l’art dans les ruines de Carthage

On y verra la résultante directe de la passion de cet artiste pour l’archéologie, qu’il « cultive comme l’un des meilleurs fruits de l’existence puisqu’elle aide à déjouer les pièges et les artifices de l’essence, notre ennemi brutal »(4). Henri Barande a grandi en Tunisie, auprès des ruines de Carthage, « cohabitant avec une nature puissante, destructrice. Entouré par un présent insaisissable, éduqué par l’art », il découvre « la force du silence et de la liberté » (5).
Les objets vestiges qu’il déniche dans les tombeaux le poussent dès l’enfance à créer ses premières sculptures, petits formats pétris de mie de pain et de sable qui s’avèrent chargés d’une force intérieure. Sa pratique de la sculpture devient peu à peu une expérience métaphysique, dont la puissance l’emporte pour longtemps, au point qu’il modèle de la mie de pain de façon compulsive jusque dans les conseils d’administration de sa propre société. Il multiplie aussi les dessins à l’infini et à partir des années 1980, il les agrandit en peintures, nouveau répertoire qui pour lui « allège, illumine et transfigure »(5) sa pratique de la sculpture et son goût pour l’horizontalité de la matière. Vers 1994, ses sculptures ont fait retour sur ses toiles, dessinées, sous forme de traces, de spectres (5),

Pour ce fils de Mnémosyne, cette obsession de la trace, du travail de la mémoire gouverne son rapport à l’art et à son histoire, en le « forçant à une réécriture permanente »(4). Dans chacun de ses polyptiques, Henri Barande réécrit ainsi les images d’œuvres majeures en les projetant à son format de 2,15m de haut. On reconnait la fresque de la Cène de Leonard de Vinci à Milan en noir et blanc sous une forte trame, l’Arerea de Gauguin à Orsay est traité telle une empreinte colorée laissée sur un suaire, tandis que la Madone allaitant de Jean Fouquet à Anvers, la jeune fille au hennin de Petrus Christus à Berlin, ou la fresque des chevaux de la Grotte Chauvet sont agrandis, colorés et solarisés.

La juxtaposition des toiles dans les polyptiques conjugue les images historiques avec des figures géométriques, des paysages, des portraits de femmes ou du basketteur Michaël Jordan, des crânes, minuscule ou en gros plan, une tête de chimpanzé – le tout « placé en état d’apesanteur, sans ombre ni perspective, sans illusion d’une espace perspectif »,(6) offrant des images distanciées , neutralisées, peintes quasiment « sans matière picturale pour éliminer tout pathos du sujet »(7) et assemblées selon un ordre qui semble le fait du hasard et non d’un sens, d’une histoire, d’une narration. Mais l’ensemble de ses toiles se déploie selon toute la gamme des couleurs naturelles, pariétales ou solarisées, douces, sombres ou acides, fluorescentes, toujours vivantes, habitées, « empreintes de lumière, comme nées d’une insolation d’énergie »(6). Même ses têtes de mort fluo semblent empreintes de gaieté.

Entre mémoire et oubli, l’œuvre d’un fils de Mnémosyne :

L’enfance d’Henri Barande dans les ruines a scellé son destin, à part du monde, solitaire explorant l’incarnation du réel dans l’œuvre d’art. A part du marché de l’art aussi, grâce à la conquête de son indépendance financière. Il constitue un opus magnum unique, non sécable et donc incunable. Certes, dans des phases de destruction, il enfouit des œuvres dans des tombeaux, futurs vestiges pour d’éventuels archéologues qui auraient perdu trace de l’auteur. « Est-il besoin de connaitre son auteur pour admirer une oeuvre ? » dit-il en rappelant qu’on connait pas l’auteur de la plus belle fresque du Triomphe de la mort à Palerme(5). Mais s’il voue ainsi une partie de son œuvre à l’invisibilité et à l’oubli, ce qu’il en laisse transparaitre de loin en loin fait entrevoir la puissance de la mémoire à transformer la réalité pour accéder au hors temps des œuvres d’art.

Comme pour Mallarmé s’interrogeant sur l’écriture, pour Henri Barande l’art semble être « une ancienne et très vague mais jalouse pratique dont git le sens au mystère du cœur » (8). Où « toute pensée émet un coup de dés » dont on sait que « jamais il n’abolira le hasard ». Quelques lignes qu’une femme au verbe habituée peut écrire sur un artiste en son mystère drapé.

(1) La renommée des frères Saatchi et de leur agence de publicité date de leur campagne pour le parti conservateur qui porte Margaret Thatcher en 1979 au 10 Downing Street. S’ensuit une success story fulgurante : désormais implanté à New-York, le siège de leur groupe de communication (entré dans le groupe Publicis) régit 130 agences dans 70 pays.
A Londres, ces passionnés d’art contemporain ont créé collection et galeries que consacre en 2008 l’ouverture de la Saatchi Gallery dans l’imposant Duke of York’s building sur King’s road à Chelsea pour initier le grand public à l’art contemporain. La Saatchi Gallery expose des artistes encore mal connus, parce que jeunes, ou rarement exposés en Grande Bretagne. Entrée gratuite, action pédagogique notable et succès croissant : 5ème rang mondial des contenus muséaux les plus partagés sur internet, et plus d’un million et demi de visiteurs par an (dont 2000 écoles).
(2) Harry Bellet, le Monde 2/4/2011 L’œuvre secrète et invisible d’Henri Barande, artiste autonome
(3) A.F.P. 3/10/2016 Le mystère Barande s’expose à Londres
(4) Entretien avec Mediapart
(5) Entretien avec Elisa Fedeli, 2011, Paris Art
(6) Eric Corne, commissaire de l’exposition Nice to be dead, 2011, ENSBA
(7) Christian Bernard, directeur du MAMCO de Genève, RSR, 2008
(8) Mallarmé, hommage à Villiers de l’Isle Adam