Voici un couteau dans lequel apparaît le visage flou d’une femme. Est-ce, comme le suggère le titre de cette photographie d’Alain Fleischer, L’Ame du couteau ? Qui est pris qui croyait prendre, peut-être que la lame métallique du couteau ne saisit pas un reflet, peut-être qu’elle est le support d’une émanation. Certains êtres humains considèrent qu’une photographie est une capture d’âme, autrement dit que l’image est habitée. La photographie serait donc un seuil, à la fois, un objet pourvu d’une surface sensibilisée, mais aussi une porte d’entrée vers un monde, celui qui est capturée là dans cette même fulgurance de l’image. Qu’est-ce que la photographie ? Bazin, Didi-Huberman, Baqué, Sontag, Barthes, Guibert, ils sont si nombreux à s’être aventurés dans cette pensée de cette image spécifique qu’est la photographie.
Après La photographie contemporaine en 2009, La photographie ancienne en 2012 et La photographie moderne en 2013, Christian Gattinoni et Yannick Vigouroux poursuivent leur étude du médium photographique et publient aux Nouvelles Editions Scala, Histoire de la critique photographique, ouvrage alliant érudition et clarté sur une thématique complexe. Qu’en est-il du lien entre la photographie et ce qui peut s’écrire à son propos ? Si le lien entre texte et image est un problématique dépassant très largement le seul champ de la photographie, il n’en demeure pas moins que l’analyse tend à montrer comment la photographie et la critique entretiennent des rapports spécifiques.
Ecrit-on avec, ou contre, l’image ? Comment la critique creuse-t-elle sans jamais épuiser ce que la photographie donne à éprouver ? Le questionnement est sans doute plus pragmatique qu’il n’y paraît ainsi posé et bon nombre d’écrivains, de journalistes, de psychanalystes, de poètes, d’historiens, de philosophes, de sémiologues doivent à chaque nouveau texte se poser la question : qu’est-ce que je peux écrire face à ce que je vois ? En choisissant l’analyse historique, Christian Gattinoni et Yannick Vigouroux n’écartent aucune voie de la critique, et montrent comment au fil du temps et de sa reconnaissance en tant que médium artistique la photographie a induit le développement de diverses formes discursives.
Si la photographie lors de son apparition fait concurrence dans son projet descriptif avec la littérature, comme l’exprime en 1939, Paul Valéry dans le Discours du centenaire, il n’en demeure pas moins que la critique dans sa dimension réflexive et créatrice n’est pas nécessairement illégitime, que l’image n’exclut pas la pertinence du mot. « Voir rime avec savoir, ce qui nous suggère que l’œil sauvage n’existe pas, et que nous embrassons aussi les images avec les mots, avec des procédures de connaissance, avec des catégories de pensée. » écrit Georges Didi-Huberman.
Toujours porté par de beaux choix iconographiques, le livre se divise en cinq chapitres, dont le premier s’intitule « Une critique littéraire ». Ce sont d’abord les écrivains qui se penchent sur la photographie en Angleterre comme en France. Les premiers temps de la critique photographique interrogent le médium comme art, tandis qu’apparaît en 1851, Lumière, le premier journal consacré à la photographie en Europe. Le deuxième chapitre « Une littérature critique » évoque la position des avant-gardes, le Bahaus, Dada, le Surréalisme quant à l’image photographique, puis les discours venant des sciences humaines, qu’il s’agisse de Georges Bataille ou Roland Barthes. « Des artistes critiques » se penchent sur le cas d’artistes qui s’emparent du discours sur la photographie pour nourrir leur travail critique. L’ouvrage cite notamment de Laszlo Moholy-Nagy, Vilém Flusser, ou encore Arnaud Claass.
Cependant la pensée de la photographie est tout au long du vingtième siècle jusqu’à aujourd’hui sous-tendue par deux théoriciens de l’image, ce sont Walter Benjamin et sa pensée du multiple, Aby Warburg et son Atlas Mnémosyne, donnant naissance à l’iconologie. Ce chapitre intitulé « Une écriture spécialiste » esquisse les liens entre ces deux penseurs allemands de l’image et les textes consacrés à la photographie de Rosalind Krauss, Susan Sontag, et Erika Billeter. Ecrire une histoire de la critique c’est aussi remettre en lumière la possibilité d’une littérature critique de qualité. Les critiques étant souvent relégués aujourd’hui à de simples relais de communication. Christian Gattinoni et Yannick Vigouroux choisissent également de mettre en lumière les débats de la scène critique récente dans le dernier mouvement de l’ouvrage : « Une histoire photographique de l’art ». On y découvre les auteurs du post-modernisme américain. Allan Douglas Coleman, Hal Foster ou encore Fred Ritchin. Tandis que l’allemand Hubertus von Amelunxen en prolonge les recherches. Sur des positions plus interdisciplinaires, on trouve les défenses de l’« atelier français » par Bernard Lamarche-Vadel, et deux historiens d’art, Jean-François Chevrier et Georges Didi-Huberman, le travail de ce dernier ayant également favorisé la redécouverte de l’oeuvre d’Aby Warburg.
Si les débats critiques propres au médium photographique ont tout d’abord porté sur le fait que la photographie soit ou non un art, puis sur l’autonomie de cet art par rapport aux autres, un siècle et demi après sa naissance la photographie est un art, et le photographe un artiste comme les autres ou inversement. L’Histoire de la critique photographique, ouvre de nombreuses autres pistes en abordant également, notamment dans des focus venant jalonner le texte, les questions de l’exposition, de la scénographie, du passage au numérique, de l’édition, du statut de l’auteur, autant de thèmes dégageant des enjeux spécifiques dans le cadre du médium photographique venant nourrir la pensée critique actuelle.