HISTOIRE SOUTERRAINE, Amaury da Cunha

Comment écrire une critique sans trop en dire sur le souterrain et sur l’histoire alors que l’incitation est si grande ?

Le 3 Juillet 2009 constitue une date inexplicable, inextricable, incompréhensible et tristement déterminante pour le photographe et l’écrivain Amaury da Cunha. Saccades, son premier livre, publié en janvier 2009, est le seul ouvrage réalisé avant le drame et les obsessions découlant de cet inattendu tragique, le traversant et le hantant depuis ce jour noir, jusqu’à l’aboutissement d’un projet fort faisant montre d’une grande maturité, Histoire souterraine, publié en mars 2017, en deux composantes, un récit sans images excepté la couverture (faisant écho à Fenêtre sur cour), publié par la Brune au Rouergue, et un journal d’images, HS, images d’une histoire souterraine, publié par Filigranes Editions (Un objet annexe du roman se regardant comme un calendrier une fois que le tabloïd est déplié).

Saccades, petit carnet, dans la collection Côté photo de Yellow now, témoigne déjà de la nécessité pour l’auteur de créer en mots et en images des histoires, sans que l’un ou l’autre dispose d’une plus grande importance. Les écrits viennent à la fin non pas pour décrire, expliquer les photographies vues en premier mais plutôt pour les approfondir. Amaury da Cunha photographie comme il écrit et écrit comme il photographie. Le lecteur lit un texte bref, ciselé, fragmenté comme un regardeur voit une image et inversement. Cela suppose une concordance d’esprit entre écrire et photographier.

Amaury da Cunha s’évertue à rendre possible, probable cette concordance : pour lui, les deux activités suivent le même chemin. Il envisage que le lecteur lise une phrase comme il regarde une image, que ce même individu consacre approximativement la même durée dans la réception des deux propos à travers les deux actions que sont lire et regarder. Il suffit de lire les textes et de voir les photographies dans Saccades pour mieux saisir ce qui est énoncé. Amaury da Cunha expérimente avec les mots et les images, faisant à travers cette mise à distance artistique nécessaire un travail de deuil, ponctuée en stations, appelées livres. Son projet artistique est vital : c’est un projet de vie qu’il mène, avant tout.

« Quand il photographie, il ne perçoit aucune étendue, juste des fragments, des bouts de choses. Quant aux phrases, c’est exactement la même chose. Pendant des années, il n’est jamais parvenu à les terminer, les achevait par des virgules, et dans le meilleur des cas, par un point d’interrogation. Le monde n’est jamais terminé, dit-il, la pensée est irrécupérable, et je contemple le ressac du présent dans une chaise longue face à la mer ».
Amaury da Cunha, Après tout

Après tout (2012, Le Caillou Bleu) et Incidences (mars 2015, Filigranes éditions) sont deux livres plus conventionnels par la forme, au format certes plus grands que Saccades, mais construits sur le même agencement que son premier petit ouvrage : deux séquences, une photographique en couleurs, suivie d’une autre constituée de courts écrits (évoquant parfois des Notes de travail comme les qualifie ainsi Arnaud Claass dans son livre Photographies, 1968-1995, Actes Sud – dont la parenté d’esprit, à certains moments, est tangible). Toutefois, ici les écrits sont souvent plus poétiques que dans Saccades, dont certains font images de manière incisive comme le tranché d’un haiku. Puis, seuls les mots l’importent, l’emportent sur les images, et apparaît son premier livre sans photographies, fond de l’œil, petites histoires de photographies (avril 2015, La brune au rouergue) dans lequel Amaury da Cunha cherche, notamment, à créer des images cérébrales par la rédaction de courtes nouvelles, d’expressions, de récits très brefs à travers cette mise à distance par les mots. En 2014, il compose une partition avec le poète Stéphane Bouquet dans Les oiseaux favorables (Les inaperçus éditeur). Amaury da Cunha explore les relations sensibles entre écriture et photographie seul ou avec l’autre. L’ouvrage collectif au titre rimbaldien, Being Beauteous, (octobre 2015, Filigranes éditions) est une autre preuve de cette quête d’innovation délicate, où les photographies se mélangent avec celles prises par Anne Lise Broyer, Marie Maurel de Maillé et Nicolas Comment, sans pouvoir savoir qui en est l’auteur, à l’image du texte cosigné par Hélène Giannecchini et Yannick Haenel. « Photographier les choses, c’est les nommer sans mots », ce collectif semble faire sienne la citation d’Arnaud Claass. Cet ouvrage à plusieurs valorise le collectif comme une force à part entière, rares sont de telles aventures surtout à l’heure actuelle, où le primat de l’artiste individuel bat la monnaie à tout va.

Huit années se sont écoulées entre Saccades et Histoires souterraines : le temps fait son travail, l’inconscient instruit les cauchemars et les rêves, l’expérimentation éprouve la finesse, la réalité peut rattraper le tout grâce à la fiction et la boucle ouverte tente de se fermer. Des « coq à l’âne », des associations d’idées, des analogies visuelles, des anacoluthes, parsemés, égrenés aussi bien en phrases qu’en images dans tous ces projets éditoriaux évoqués ci-dessus, sont autant de fils souterrains que le dernier projet tente de rassembler sous une forme unique faisant un tout insécable (et sécable par la force des choses ; en quelque sorte, un rappel que la vie draine des oxymores) comme si l’auteur voulait « faire du rangement », un rangement devenu nécessaire à cet instant pour pouvoir poursuivre sa vie (autrement dit, créer sans le savoir, une étape clef de et dans son existence). Histoire souterraine est une trame tissée de plusieurs fils se télescopant : la vie de l’auteur (autographie au sens défini par Jean-Bertrand Pontalis, plutôt qu’autobiographie), la quête d’images manquantes à travers les faits divers du métro parisien, une histoire d’amour en Sicile s’effilochant…

L’image est au cœur du récit, encore et encore, car dans toute l’oeuvre d’Amaury da Cunha, même en refusant certaines images, en cherchant à les bannir, à les refouler, ces dernières reviennent tôt ou tard, sous une forme ou une autre, comme si ces images « volantes », « flottantes » ne pouvaient être mises en cage. Histoire souterraine clôt-il une période obsédante, avec ses fantômes, ses réminiscences, ses angoisses, ses doutes, ses projections ? Histoire souterraine contiendrait-elle une délivrance pour son auteur ? Histoire souterraine est un récit, où la chute est un des fils directeurs, où la rame métropolitaine est un des guides freudiens, où la vie, l’intime essaient de se raconter à travers les faits divers des autres… et pourtant le « je » s’exprime sans étouffement (si le style des photographies s’efforce d’être impersonnel malgré le caractère intime, proche des sujets et objets, le pronom personnel « je » s’inscrit avec conviction dans le récit)

S’évertuer d’écrire sur Histoire souterraine (au singulier pour la principale histoire, les histoires à l’intérieur sont pourtant si nombreuses) sans dévoiler trop son contenu, est à l’image de la démarche du photographe, un exercice périlleux et risqué. Juste écrire ce qu’il faut pour aller voir sans rendre trop visible : le dissimulé est toujours plus important que le dévoilé (oui, c’est devenu un topos, mais ce qui est énoncé précédemment n’est pas aisé à matérialiser pour être juste. Amaury da Cunha le fait sans le vouloir : cela est spontané, naturel, immédiat et c’est peut-être pourquoi cela sonne si juste). L’enfouissement des choses, des pensées, des sujets resurgit, comme si le caché/montré devient sauvage, instinctif et inhérent à la psychologie d’Amaury da Cunha (dont la complexité mêle des sensations et des idées aussi différentes que l’émerveillement, les souvenirs d’enfance, l’atavisme, la noirceur, le désastre, la joie de vivre…) . Il faut lire Histoire souterraine pour saisir ce qui se « trame » dans les pages de ce récit, pour pouvoir associer les différents fils conscients et inconscients, anecdotiques et existentiels, familiaux et universels.

« On écrit pour redonner du corps à ce qu’on a perdu. Incarner un corps qui n’est plus. En me photographiant ainsi, mon amoureuse inaugurait ma propre disparition dans sa vie, je ne le comprends qu’aujourd’hui. Je n’ai jamais revu mon frère après sa chute. Ni sa dépouille ni son image. Cet acharnement à vouloir entrer dans la vie d’Antoine ne tient-il pas d’une compensation dérisoire ? »
Amaury da Cunha, Histoire souterraine

Ainsi, vous entrez dans la vie d’un autre sans jamais être dans son journal intime. Vous entrez dans une turbulence et vous en ressortez ému indéniablement mais sans altérer votre désir de vivre, bien au contraire, en le renforçant. Après avoir lu Histoire souterraine, vous pouvez regarder le journal d’images non légendées, intitulé HS (comme Hors Service, Hors Sujet, Hors Similitude etc. mais bien sous-titré images d’une histoire souterraine ). HS est, en quelque sorte, une annexe mystérieuse ne comprenant aucun certificat d’authenticité des photographies imprimées en très bonne qualité par les presses Escourbiac à Graulhet, sur du papier recyclé. « Il n’identifie pas, il fait apparaître », cette citation d’Yves Bonnefoy, poète souvent convoqué par Amaury da Cunha, fait bien écho à ce choix délibéré de « donner à voir » des images au récit. Vous avez la possibilité de compléter le récit avec des images (la part manquante dans les écrits et les photographies est déterminante pour Amaury da Cunha, elle permet d’inviter le lecteur et le spectateur à compléter librement avec sa créativité, sa fantaisie et ce qu’il est). Vous pouvez associer telle photographie de HS à telle image créée par votre imaginaire à la lecture de quelques lignes du récit sans savoir pour autant la véracité de son contenu : le métro, la chute, Singapour, l’amoureuse, la consolation…

Autant d’indices mis en page constituant un jeu de pistes dont vous seul êtes « l’explorateur ». A vous de reconstituer votre puzzle d’images, mêlant les photographies de l’auteur à vos images mentales nées de votre lecture personnelle du « roman ». Certes, ce dernier peut se suffire à lui-même, en effet, il résiste : c’est un récit littéraire « poignant » sans pour autant succomber aux clichés, au pathos du drame personnel souvent mal écrit, précipité, bâclé, accumulés dans tant de pages peu regardantes de mauvaise littérature, faisant d’un drame intime un banal fait divers larmoyant. Amaury da Cunha est photographe, et s’il accompagne son récit écrit à partir de sa vie d’avant et après 2009, d’un journal d’images (lesquelles sont froissées, pliées, malmenées dans la manipulation du journal, par le fait de déplier les pages, de repasser avec les mains les plis, de travailler au corps ces images si on veut les voir) HS, cela l’aide sans aucun doute à faire face à l’irreprésentable, à ce vilain terme clinique « raptus », et principalement, à vivre. Lutter contre le mal par le mal. L’image offerte à l’autre, qu’elle soit contenue dans les mots ou sur la surface de la photographie semble relever d’une thérapie, mais une thérapie utilisée à bon escient, gardée à bonne distance grâce à la dimension littéraire, photographique et artistique. Or, cela réclame, entre autres, de la justesse.

P.S : l’écriture et la photographie d’Amaury da Cunha ont fait l’objet d’une master-class en sa présence à l’ENS de Lyon, dans le cadre du Parcours Formation Recherche ENSP/ENS « littérature et photographie » le 13 avril 2017. Son travail contient beaucoup plus d’informations, d’analyses et de possibles qu’ici faiblement révélés, ou indiciblement évoqués. La critique au sens d’Hyppolite Taine est rare, ici elle est bien parcellaire et modeste.