La dimension critique du réseau

Revue d’art depuis 2006

Histoire(s) contemporaine(s)

Un chemin longe une route. Un panneau publicitaire pour un hôtel est planté dans un champ. Le ciel est orageux. Rien n’est spectaculaire. Banale est l’image. Figure sur le panneau : l’hotel Galicja, trois étoiles, vous souhaite « Welcome to Oswiecim – City of Peace ».

Léa Eouzan mène une réflexion dans un des lieux les plus tragiques de l’Humanité : Auschwitz. Elle « traque », en prenant le temps, les traces de l’irreprésentable.
Le site est quelconque. La prise de vue est frontale. Si l’humain est absent, par sa représentation directe (aucun homme, femme, enfant), nombreux sont les signes qui renvoient à la présence humaine, aux personnes qui hantent ces territoires. Le lieu hautement symbolique est « capturé » dans son actuel ordinaire.
La photographie « City of Peace, Oswiecim – zone concentrationnaire IG Farben – Monowice » est une « image pensive » au sens défini par Jacques Rancière. Elle dispose d’une réserve de sens infinie. Photographier plus d’un demi-siècle après l’abominable, les lieux métonymiques de l’extermination programmée et industrielle de millions de Juifs semble être un acte inconcevable. Comment photographier au troisième millénaire les traces de ce qui est irreprésentable ? Comment une jeune femme de moins de trente ans propose, aujourd’hui, sa perception d’Auschwitz ? Autant de questions auxquelles les photographies tentent d’apporter des éléments de réponse, de par leur ordinaire si intolérable et obscène, de par leur sédimentation si emblématique de la charge historique accumulée et condensée dans ces sites.

Léa Eouzan travaille à la chambre pour suspendre le temps. Elle privilégie les longs temps de pose pour éviter entre autres de recourir à la lumière artificielle. Elle met en pause le temps historique et médiatique pour le questionner à sa manière. Elle propose sa perception de la Shoah ainsi que sa transmission actuelle, le devoir de mémoire, confronté à ce qu’elle nomme « la muséïfication ». Elle cherche une certaine justesse. Elle questionne sans délivrer une dénonciation ostentatoire. Certes, elle cite Clément Chéroux, « Auschwitz rentre dans la culture » pour pointer ce fait si paradoxal qu’Auschwitz se visite comme un musée et accueille des touristes. Le protocole choisi par Léa Eouzan est à contre-courant des pratiques photo-journalistiques dont la rapidité du déclic numérique est comparable à la vitesse d’un tir. Le photo-journaliste traite l’événement immédiat sur le registre des opérations militaires. Léa Eouzan, de par son sujet, l’emprise du temps sur les sites de l’innommable, a choisi de résister à la surenchère précipitée d’images, au flot ininterrompu de clichés bombardés par les médias. Aux antipodes d’un photo-journaliste, Léa Eouzan est un archéologue du présent dont l’instrument est la chambre photographique.
Les lieux photographiés par Léa Eouzan sont insupportablement paisibles. Ils font, tous, référence à des atrocités datées. A la fin de la Seconde Guerre Mondiale, les photographies des camps de concentration montrant des cadavres, des charniers furent un choc. Ces images sont gravées à jamais dans la mémoire individuelle et la mémoire collective. Ce silence pénétrant et cet étrange ordinaire sont lourds de significations et de symboles dans la série de Léa Eouzan.

« Il ne s’agit pas ici de documenter Monowitz, Chelmek, Jawisznowitz, ou Rivesaltes, de même que dans l’ensemble du projet engagé il y a maintenant deux ans, de présenter un travail de commémoration. Mais plutôt de comprendre les enjeux de ces lieux dans le champ visuel contemporain. Tenter de saisir les manipulations de l’Histoire et sa consommation. » Comme le mentionne Léa Eouzan, son travail n’est pas de rendre compte, n’est pas de faire preuve. L’Histoire l’a déjà fait. Le travail de Léa Eouzan est autre.

Un parallèle peut être dressé entre le dispositif retenu par Léa Eouzan sur la mémoire des camps de concentration et sa réflexion sur la Shoah, et celui appliqué par Sophie Ristelhueber sur le conflit israélo-palestinien. Sophie Ristelhueber photographie des paysages ordinaires . Des petits éboulis de pierres coupent des sentiers. Les militaires israéliens sont à l’origine de ces petits barrages dressés sur les routes de campagne palestiniennes. Sophie Ristelhueber enregistre les stigmates laissés sur le paysage par la guerre et non le mur édifié par les israéliens, symbole de l’actualité de ce conflit et du spectacle de la guerre si abondamment diffusé par les médias. Aucune spectacularisation, aucune volonté d’affect émotionnel ne figurent dans les images de Sophie Ristelhueber et de Léa Eouzan.

Pour caractériser le travail des deux photographes, citons Jacques Rancière :
« Elle produit ainsi peut-être un déplacement de l’affect usé de l’indignation à un affect plus discret. Un affect à effet indéterminé, la curiosité, le désir de voir de plus prés. Je parle ici de curiosité, j’ai parlé plus haut d’attention. Ce sont là en effet des affects qui brouillent les fausses évidences des schémas stratégiques ; ce sont des dispositions du corps et de l’esprit où l’œil ne sait pas par avance ce qu’il voit ni la pensée ce qu’elle doit en faire. Leur tension pointe ainsi vers une autre politique du sensible, une politique fondée sur la variation de la distance, la résistance du visible et l’indécidabilité de l’effet. Les images changent notre regard et le paysage du possible si elles ne sont pas anticipées par leur sens et n’anticipent pas leurs effets. »

Les lieux sur lesquels Léa Eouzan s’est rendue et qu’elle a photographié sont des strates du temps accumulé sur l’horreur initiale, originale : des strates physiques, géographiques, temporelles mais aussi des strates de représentation, des films servant de preuves, de pièces à conviction pour les tribunaux réalisés par les militaires américains à l’ouverture des camps de concentration, au film de Claude Lanzmann, Shoah.

La force du travail de Léa Eouzan réside dans le silence pesant des images traduisant l’actualité factuelle de l’irreprésentable. Le projet de cette photographe rejoint ce que tente de définir Jacques Rancière : l’image pensive. « Le travail de l’image prend la banalité sociale dans l’impersonnalité de l’art, il lui enlève ce qui fait d’elle la simple expression d’une situation ou d’un caractère déterminé . » Et ce travail permet de créer des tensions entre différents modes de représentation, différents registres d’interprétation, opérant ainsi le déplacement explicite ou latent d’un régime d’expression dans un autre.

1 Jacques Rancière, Le spectateur émancipé, La fabrique éditions, octobre 2008, p. 115.
2 Sophie Ristelhueber, Jeu de Paume, exposition, série WB, 20 janvier-22 mars 2009.
3 Jacques Rancière, Le spectateur émancipé, op.cit., p. 114.
4 Jacques Rancière, Le destin des images, La fabrique éditions, octobre 2003, « S’il y a de l’irreprésentable », p. 125.
5 Jacques Rancière, Le spectateur émancipé, op.cit., p. 126.