Le premier volet de l’exposition Peindre dit-elle, a été présenté au musée de Rochechouart en 2015. Aujourd’hui, le musée des Beaux arts de Dole en révèle le deuxième chapitre où figurent quarante œuvres, de quarante artistes. Il se trouve que ces artistes s’identifient au genre féminin et que la critique il y a deux ans s’est beaucoup arrêtée sur ce fait. Pour une femme, faut-il être nue pour entrer au Metropolitan Museum ? La célèbre question lancée par les activistes des Guerrilla Girls trouve ici une actualité nouvelle. Parité, discrimination positive, autant de dispositifs et d’arguments pointant la question de la visibilité et de l’accès à certaines fonctions par des groupes humains identifiés.
Animées par cette problématique, Julie Crenn, Amélie Lavin, Annabelle Ténèze, commissaires de cette exposition féministe n’entendent pas cependant proposer « une exposition sur le féminin, ni sur le féminisme ». Il n’est pas question ici de présenter une histoire du féminisme en peinture, ni même de prétendre dégager un art féminin, encore moins de dire que les femmes peignent mieux que les hommes, mais plutôt d’esquisser les lignes de force des réflexions contemporaines sur la peinture. C’est la question du médium qui est au centre et non celle du genre. Que dirait-on d’une personne qui refuserait de voir une exposition d’art sous prétexte qu’elle ne présente que des œuvres réalisées par des hommes ? Sans doute cette personne se priverait-elle de la plupart des expositions en art ancien, moderne et même contemporain. En prolongeant trop longtemps ce débat quant au premier chapitre de l’exposition il y a deux ans, la critique n’a-t-elle pas omis le principal, à savoir la pertinence des œuvres présentées quant à l’histoire de la peinture et à la vitalité de ce médium sur la scène actuelle française ? Que nous est-il donner à voir, à penser, à éprouver, à comprendre à travers ces quarante œuvres ?
Dans ce deuxième chapitre de l’exposition qui pourrait en compter bien d’autres, ce sont les articulations qui font mouche. L’espace du musée avec ses nombreuses salles permet aussi de multiplier les thématiques d’accrochage et donc les entrées pour questionner ce qu’est peindre aujourd’hui. Il y a d’abord l’œuvre de Delphine Trouche, Riverrum, past Eve and Adam’s qui ouvre le parcours muséal, une peinture abstraite réalisée à même le mur, comportant un fond bleu géométrique et des formes en papiers découpés déposés ça et là, l’un d’entre eux venant se glisser contre le sol et créer une sortie du plan. D’emblée, la peinture aujourd’hui, à travers cette œuvre murale, est ce qui joue avec l’histoire de la peinture toute entière : les papiers découpés de Matisse, les liens entre abstraction picturale et sculpture, enfin la dimension performative du geste pictural lui-même, puisque l’œuvre de Delphine Trouche, comme le street art ou la performance, a été réalisée en fonction d’un espace donné et qu’elle est amenée à disparaître avec la fin de l’exposition, ou le bleu, le doré et le gris se verront effacer au profit de la peinture blanche du mur d’origine. La dimension performative de l’œuvre de Delphine Trouche questionne alors l’idée d’archive. La mémoire de l’œuvre s’il en est une, passera nécessairement par des traces et donc par la constitution de documents photo ou vidéo.
La peinture aujourd’hui a donc pris aussi en compte la question benjaminienne de l’aura de l’œuvre d’art qui a divisé l’Avant-garde et peut-être ringardisé un temps toute aventure picturale, la désignant comme une pratique réactionnaire ou à l’inverse militante et marginale. En listant par ordre alphabétique, tous les termes relatifs à la peinture, venant recouvrir un nu de dos, l’oeuvre d’Agnès Thurnauer Sleepwalker (peinture somnanbule), pointe la peinture comme un champ agité par de multiples réflexions. Le support, la surface, le motif, l’abstraction et la figuration, tout ceci est en jeu notamment dans le tableau d’Eva Nielsen, Thalle II, représentant la ruine d’une architecture moderniste devant un paysage presque abstrait. Où sommes-nous ? Quelque part qui n’a pas de nom. Est-ce là une définition du non-lieu ? Le regard dans cette atmosphère suspendue, proche d’une vision subconsciente post-apocalyptique, se perd dans le lointain. Une peinture en tant que surface aux espaces enchâssés est aussi un regard porté sur le temps, son écoulement, son étirement aveugle.
On assiste sur la scène française, ou du moins parisienne, à une revalorisation de la figuration, en témoigne les salons de Montrouge, et de Drawing now, la redécouverte et la déconstruction de l’Art brut, le succès de la Maison rouge. Les lignes des tendances de l’art contemporain quittent le seul dogmatisme de l’art conceptuel, regarde ailleurs, métisse les expositions à l’image de la création actuelle. En présentant une exposition de peinture, qui laisse une large place à la figuration (Oda Jaune, Stéphanie Hoareau, Lise Stoufflet, Giulia Andreani, Nina Childress, Béatrice Cussol…etc) tout en la confrontant avec des pratiques abstraites ou conceptuelles (Eva Nielsen, Laure Prouvost, Delphine Trouche, Cécile Bart) le Musée des Beaux-arts de Dole se fait non seulement le relais d’une actualité, mais surtout le lieu d’une réconciliation possible entre les visiteurs et l’élitisme tant critiqué de l’art contemporain.
La peinture n’enferme pas, ne limite pas, n’est pas une étiquette indécollable, d’ailleurs certaines de ces artistes ne font pas que de la peinture, ne se disent d’ailleurs pas peintres. Il semble ici que tout reprend sa place, que le dialogue avec l’histoire de l’art n’est en rien rompu, qu’il y a un lien entre la touche impressionniste de Monet et le travail de Nina Childress, entre le baroque et les propositions d’Oda Jaune et de Camille Fischer, entre les jeux vidéos et la peinture d’Amélie Bertrand, entre le phallus lacanien et l’aquarelle de Béatrice Cussol, entre les identités multiples de Cindy Sherman et celles de Jade Boissin. La dernière salle, celle dite du « manifeste » abonde en ce sens, toutes les artistes ayant participé aux deux volets de l’exposition sont réunies à travers des petits formats accrochés en constellations. Tout est dans tout, et voici qu’il n’y a plus qu’à voir, à lire, à regarder, à aimer ces quarante œuvres, en attendant patiemment la suite.