Hommage à Olivier de Sagazan.

L’art n’est pas violence, n’est pas violent, c’est plutôt la vie qui est violente, devrait-on s’accorder à dire en s’en tenant aux faits, en faisant preuve du plus étroit réalisme. Violente est la vie nous disent les poètes, parce que sa cruauté témoigne d’une aspiration constante à l’éternel, indifférente à la conservation de l’humain dans l’être. De cette indifférence, seul un Dieu peut relever la déchéance qu’elle apporte à l’homme, nous ont dit autrefois les grands textes. Ainsi, pour celui qui se saisit des faits résolument, sans trembler, la réalité apparaîtra comme des plus violentes, un mélange d’absolu et de déchirement et donc difficile à contempler.

C’est pourquoi dans la matière de notre expérience, il ne saurait y avoir de commune mesure entre un acte de violence qui blesse une personne en son corps propre et atteint à son intégrité, humiliation, viol, torture, mutilation, meurtre, et une représentation artificielle des choses issue de l’art, même quand elle se donne à voir et à entendre comme violente. Certes celle-ci peut suggérer l’existence et la perception d’une violence, mais elle ne la commet pas sur le corps des membres de son public, même lorsqu’elle vient choquer de manière incisive les âmes. L’empathie avec le chaotique et le difforme, par l’exhibition du corps martyrisé que peut provoquer l’art ne sont pas des supplices. Les fusillés de Goya ne sont point exécutés devant nos yeux, et pourtant c’est bien notre chair qui est atteinte de les voir mourir sur la toile peinte, dans la lueur lugubre et nocturne des fusils. Paradoxe intense que celui-là. Par exemple, peut-on prétendre à peindre l’instant de la mort, de la mort violente et a-t-on le droit de la peindre pour en susciter l’émotion et la contemplation fascinée, scandalisée ? Pour autant, on admettra que si la nature de l’expression est violente, si les formes de la représentation peuvent l’être, l’oeuvre d’art ne commet pas elle-même de violence directe contre quiconque, car il ne s’agit là que de représentation. De la naïveté subtile d’une représentation.

Lors de la représentation en Grèce antique du drame tragique, un sacrifice est commis sur le corps d’un animal en l’honneur du Dieu, de Dionysos, mais le meurtre tragique, lui, n’est que relaté par l’action poétique et nullement commis par les acteurs. A contrario, souvent durant l’Histoire contemporaine, ce sont les pouvoirs politiques les plus autoritaires et les plus violents contre les personnes qui ont par ailleurs exigé de l’art qu’il soit le plus épuré de toute représentation excessive, érotique, fantasmatique, brutale, immorale. Les pouvoirs totalitaires ont non seulement cruellement persécuté les artistes, mais exigé en même temps d’eux la production d’un art officiel académique, de nature conformiste et fortement idéologisé. Et si violence il y avait, il fallait qu’elle vienne justifier et embellir des causes brutales, mais jugées par ces pouvoirs comme nécessaires et toujours idéalisées. Ainsi l’antisémitisme et le recours à la guerre dans l’Allemagne nazifiée. Que les dirigeants nazis aient pu apprécier en privé l’art expressionniste ne les a pas empêchés d’interdire la diffusion de ces oeuvres et d’emprisonner leurs créateurs. L’expressionnisme, on le sait, donnait à voir la sexualité, la mort, la guerre, la maladie et le crime, la souffrance et la révolte, la folie et le rêve, sans respecter les canons de l’art et les dogmes du naturalisme et du classicisme, ni se soucier de l’ordre moral. Il n’appelait pas pour autant au crime politique. En revanche, la promotion par les nazis d’un art officiel, naturaliste et néo-classique, encensant le travail et la famille, la jeunesse entreprenante, le dévouement et l’obéissance, l’hygiène et le sport, ne les a pas empêché de mettre à mort des millions de personnes en des circonstances atroces. De sorte que la grande messe de l’opéra wagnérien, célébrée à Bayreuth, pouvait accompagner l’assassinat en masse de femmes et d’enfants, de vieillards et d’infirmes, d’hommes déchus de leur humanité, à quelques kilomètres de là, à Dachau. Une telle complicité, nous ne l’imputerons pas pour autant à Wagner, ni à sa musique, ni à sa poésie, malgré l’évolution politique sinistre du personnage sur la fin de sa vie. Il fut cet ardent partisan du nationalisme et de l’antisémitisme que Nietzsche s’efforça de dénoncer vigoureusement. Pourquoi cela ? Pour une raison des plus importantes, ignorée des esprits faibles. Il ne s’agit pas ici de prétendre à juger l’art, mais de juger de l’art. Or c’est tout autre chose, bien que certains ne le sachent pas encore. Juger de l’art, c’est s’autoriser à penser quelque chose à propos d’une oeuvre sans préjuger de sa valeur, sans chercher à croire à la prévalence d’une norme. Juger de l’art ne saurait donc autoriser l’exercice d’une censure. Nous ne referons pas de Baudelaire le procès, ni ne décréterons ce qui se doit et ce qui ne se doit pas en matière d’art. L’art se soutient de soutenir quelque chose, nécessairement. Il se peut que la chose en soit de nature violente, mais ce qui fait qu’une oeuvre d’art tient devant le regard, tient à l’art et non point à la chose. C’est la relation de l’art à ce qu’il détient au sein de son acte qui fait exister l’oeuvre et non point seulement ce que celle-ci nous montre. L’éthique de l’art est à ce point, elle est un ethos, une condition vécue quant au monde. Le censeur n’y peut rien comprendre, parce que son acte lâche est de fuir cette exigence de l’art, exigence de soutenir dans l’acte artistique un rapport déterminé au monde vécu.

C’est donc le fait d’une grande confusion morale que d’avoir cru voir dans l’art une violence directe. En matière de violence, l’Histoire collective nous aura servi de celle-ci une telle débauche, qu’on peut, qu’on doit s’interroger sur la nature de notre humanité, sur son lien à la cruauté et aux actes de destruction et de violence. Depuis 1914, toute la conscience morale, politique, artistique et intellectuelle européenne aura voulu une telle interrogation. L’art justement peut la mener à bien parce qu’il se saisit de ce qui toujours échappe à notre entendement, se dérobe à une rationalité seulement soucieuse d’objectivité. Or, si on doit mener une telle interrogation, c’est une drôle de confusion que d’en venir à ne plus savoir distinguer du représenté, la chose représentée. L’une pourrait-elle contaminer l’autre ? Par exemple quand les images sont comme des actes, prennent la valeur d’un acte. Pourquoi alors croire pouvoir ou devoir le faire « Peut-être parfois l’art a-t-il lui-même été cause d’une dissolution de cette différence et serait alors devenu comme un vecteur de violence » Mais est-ce bien possible ? La représentation d’une chose, son imitation, n’est pas la chose même. Il ne peut donc y avoir de violence directe dans l’art. Sinon, il faudrait concevoir au sein de la représentation, une violence de la représentation qui serait propre à l’action de l’artiste. Alors, il y aurait au sein du travail de la représentation une violence faite à quelque chose, à quelqu’un. Or si la violence porte sur une chose représentée, elle n’est pas contre quelqu’un, elle n’est donc qu’une violence de représentation. Et si la violence porte sur quelqu’un, c’est d’abord sur la personne de l’artiste que l’art l’exerce, sur sa vie spirituelle et sensible. Car de vouloir représenter quelque violence, cela peut signifier qu’on l’éprouve ou que l’on peut l’éprouver. Ce serait donc l’épreuve ou la connaissance par l’artiste d’une violence, de la violence éprouvée par lui de la chose représentée qu’il parviendrait à transposer dans l’art, que l’on qualifierait de violence de l’art, dès qu’elle serait représentée. Tout le problème résiderait donc ailleurs, dans la puissance de contamination de l’art à l’égard de son public quant au représenté et dans le droit ou non de l’art à représenter quelque violence de ce fait.

Or qu’est-ce qu’une représentation violente, ou qu’est-ce que la représentation de la violence dans l’art ? La représentation de la violence peut ne pas être violente sur le plan de la perception de la chose représentée. Dans le théâtre tragique, des événements dramatiques atroces sont racontés, représentés par le récit, mais non point montrés. Le public percevra donc toute l’horreur de la chose relatée, mais n’y sera pas directement exposé. Dans ce cas, la représentation ne sera pas violente, même si ce qui relaté l’est. C’est quand des choses apparemment violentes nous sont montrées directement qu’il y a le sentiment d’une violence de la représentation. Pour ce faire, il faut quitter le simple récit et entrer dans le visuel, dans le règne de l’image. L’image permet de montrer comme réel dans l’ordre de la représentation, ce que le théâtre ne peut que simuler quand il cesse d’être classique pour devenir romantique. L’image ne fait pas semblant, elle donne à voir de façon artificielle et fictive ce qui est réel. Le fusillé sur la toile de Goya qui implore les soldats n’est pas un simulacre, il ne fait pas semblant de crier. Le théâtre, lui, peut nous présenter des scènes de fusillades, elles ne sont pas réelles, seulement jouées. L’acteur qui crie ne fait que semblant de mourir. Nous pouvons éprouver ce qu’éprouvent les personnages, nous ne le vivons pas. Le cinéma, parce qu’il est image animée peut aller plus loin dans la mise en scène de la réalité et nous présenter de quasi fusillades, mais elles ne sont pas vraiment réelles. Personne ne meurt. Les images du film sont, au-delà de l’impression de réalité qu’elles nous donnent, une simulation puissante de la réalité. Curieusement, c’est dans la peinture et la sculpture que la simulation est la moindre et la mimesis des plus puissantes. La peinture et la sculpture seraient donc de tous les arts les plus capables de violence, parce que capables d’une représentation directe des choses représentées. De tous les arts, les plus violents seraient la peinture et la sculpture quand ils nous donnent à voir l’expérience de la violence telle qu’elle a lieu de se produire. Sur l’image peinte, la personne qui meurt fusillée est bien en train de périr, dans la pierre le guerrier gaulois blessé qui agonise n’est pas seulement représenté. La représentation ici devient violente, parce que la violence n’est pas représentée, elle est montrée dans la chair de son être. Les cultes religieux eurent besoin de la sculpture et de l’image peinte pour faire exister la présence du dieu dans les temples et les cérémonies. Si la photographie et le cinéma documentaire ont pu détrôner la peinture à la fin du 19e siècle, c’est parce qu’ils pouvaient se présenter dans l’ordre du regard comme plus réalistes que toutes les autres formes de la représentation. Donc plus susceptibles de montrer le naturel ou la violence du réel, c’est ce qu’ils ont fait. Pour autant, la question n’a pas été intégralement réglée en leur disposition. La peinture et la sculpture se sont maintenues, aux côtés du cinéma. Elles ont dû soit s’abstraire du réel ou soit au contraire devenir plus radicales dans la représentation de celui-ci. Pourquoi cela ?

L’image produite par l’appareil n’est pas suffisante à dire le réel, si elle n’est qu’une reproduction par enregistrement. Il lui manque les dimensions spirituelles et affectives qui sont, elles, inhérentes à l’art. On peut les introduire dans l’image mécanique, mais elles n’y sont pas spontanément. Alors, en ce cas, et la photographie et le cinéma deviennent arts. Dans la violence de la représentation, il y a toujours à la fois la captation par l’art de quelque chose que le regard n’aurait pu fixer, isoler, conserver sans éprouver un affect intenable et que la représentation maintient comme toujours actuel et, en même temps, une captation de l’affect qui accompagne la vision de la chose même qui est éprouvée. C’est cette collusion qui fait la violence de l’art. De cela la sculpture expressive, non monumentale, et la peinture ont été les médiums les plus directs. Depuis l’apparition des appareils à enregistrer, elles n’ont pas cessé de l’être. Car on ne peut pas seulement représenter, il faut dire tout autant ou montrer. Montrer nécessite de donner à voir au regard, donc de peindre ou de sculpter. La violence du monde est devenue omniprésente dans l’image, mais a peu à peu paradoxalement perdu de sa matérialité. Les images artificielles des appareils nous ont coupé de nos perceptions sensibles et ont éloigné les images de notre sensibilité subjective, les ont détachées de nos corps et de nos pensées, de notre sensibilité. D’une telle coupure, la peinture du 20e siècle a voulu défaire la loi. Ce faisant, elle aura rencontré le caractère de plus en plus accusé de la coupure du corps et de la représentation, du fait d’une dissémination intensive et extensive de l’atroce par l’image. Elle a donc dû devenir un art de plus en plus violent. Il lui fallait rappeler le lien dans l’image entre le réel et le sujet, entre le corps sensible et la pensée, entre l’affect et l’idée. La violence du monde vécu était devenue telle, dans l’ordre de la représentation, qu‘elle a dû rattacher cette violence au corps vécu, et ce faisant exposer le sujet humain à la violence accrue de ses représentations du corps et de l’esprit.

D’où la violence de l’art, d’où la violence dans l’art. Une violence de toute nécessité, elle fut administrée au public de la peinture en toute justice depuis O.Dix jusqu’à O.de Sagazan, en passant, entre autres, par E.Schiele, C.Soutine, F.Bacon, A.Jorn, P.Rebeyrole et J.Rustin.