Un hommage artistique à une famille de l’Oural à travers sa grand-mère et sa mère par la petite-fille expatriée.
Il est toujours difficile de faire un travail artistique à partir de sa vie, de son entourage et de ses proches. L’intime n’est pas aisé à manier.
La proximité affective avec son sujet peut être source de complications pour tout projet artistique. Certes, l’authenticité des rapports humains est garantie dans sa sincérité. Ces rapports ne sont pas « volés » par l’appareil photographique. Néanmoins, les écueils comme le pathos, le sentimentalisme sont des risques possibles pour mener à bien de tels projets.
Les projets de Natalya Reznik traitent de la famille, de l’intimité en mêlant documentation sur la vie quotidienne et réflexion sur l’affect. Elle est née et a grandi à Perm, ville de l’Oural, elle a étudié à Saint-Pétersbourg et vit actuellement à Berlin. Ses origines, comme pour tout déraciné, la suivent, et la travaillent de l’intérieur. Au regard de « Looking for my father », ouvrage de 2016, ce travail de mémoire s’avère être une absolue nécessité. Son père qu’elle n’a pas connu, parti à l’âge de 3 ans, l’obsède à travers une seule photographie restante qu’elle conserve précieusement, en permanence, dans son porte-feuille. Une photographie de ses parents, heureux, au format vignette d’identité pour passeport. Son père porte une paire de lunettes noire d’aviateur. De cette image et des témoignages de sa mère, des films de la nouvelle vague française et du néo-réalisme italien, qu’elle regardait, enfant, avec sa mère, nait un projet où Marcello Mastroianni, Alain Delon, Jean-Paul Belmondo remplacent le visage paternel dans des albums de famille soviétiques. La figure idéalisée du père est projetée dans sa mémoire, un père absent remplacé par la beauté cinématographique d’acteurs masculins occidentaux. L’attrait de l’Ouest, les fantasmes de la Pérestroïka, sa réalité et sa déception pour certains se dessinent en filigrane. Ici, c’est aussi révéler la petite histoire des russes sous l’URSS, avec des petites joies familiales compensant des difficultés bien réelles (mais souvent cachées par le système pour donner toujours une apparence sans soucis de la vie).
A travers sa micro-histoire personnelle, le fait soviétique réel et son impact jusqu’à maintenant sur sa famille, sur la société slave sont présents. « Looking for my father » est un témoignage entre réalité et fiction, poignant et humoristique. Les visages des acteurs célèbres occidentaux « détendent » la gravité du propos familial, abordé également avec des lettres manuscrites en cyrillique entre le couple. C’est un livre personnel, rendant publique son vécu, tiré à 200 exemplaires. Se montrer ne va pas de soi : Natalya Reznik le fait avec l’élégance de Milan Kundera, lequel soulignait que traiter la gravité sans y sombrer est sans doute une des plus grandes qualités attendues d’un bon auteur.
Le dernier projet de Natalya Reznik, « HOPE », rend hommage à sa grand-mère Nadezdha et à sa mère Olga, toutes deux vivant ensemble depuis 25 ans à Perm, sa ville natale. C’est un livre d’artiste au sens noble du terme, confectionné à la main en 15 exemplaires sur commande, parcouru d’un fil rouge cousu entre les pages, se dénouant en fonction de la force du lecteur. Cette rareté confère au propos très intime sa noblesse. En effet, Natalya Reznik rend hommage à sa grand-mère, Nadezhda, qui a traversé toutes les péripéties historiques de ce vaste territoire, du haut de ses 94 ans. Mais à quel prix ? Sa mémoire, sa vue, son écoute sont altérées par la vieillesse mais aussi par cette puissance du fait collectif faisant qu’elle perd son identité personnelle et se crée de faux souvenirs, ceux de la collectivisation forcée et d’autres faits peu reluisant issus des révolutions bolcheviques. Pourtant, sa vie fut celle d’une simple couturière, elle a toujours travaillé dur, elle s’est mariée, a eu des enfants et les a élevés seule.
Elle a vécu sans se plaindre et n’a jamais été menacée directement par le système. Et depuis sa maladie d’Alzheimer et la perte de sa vue, elle s’invente une autre vie, comme si les faits collectifs des années 20 et 30, de la Révolution, en terres soviétiques, chargés de répressions, de déportations, de déracinements imprègnent, façonnent et effacent son identité première par ces souvenirs historiques si marquant dans la vie des femmes et des hommes russes du dernier siècle. C’est pour rendre justice à cette dame ayant traversé quasiment la totalité du siècle dernier et pas n’importe où, entre l’Europe et l’Asie, que la petite fille depuis plus de dix ans, photographie le quotidien de sa grand-mère, et sa mère l’aidant vu son état.
Le prénom Nadezdha signifie Espoir, d’où le titre de cet ouvrage (terme à prendre aussi au sens de la couture) en anglais, HOPE. Le lecteur entre dans le quotidien d’une famille de l’Oural (les archives : les images du grand-père, du frère de la grand-mère y figurent ), leur appartement où ont vécu et vivent plusieurs générations, la modestie et l’étroitesse de l’habitat, la décoration typique des intérieurs (avec les tapis accrochés au mur), les rituels de la vie ordinaire comme la bonbonne d’eau à remplir régulièrement (car l’eau du robinet n’est pas potable dans certaines villes comme à Ekaterinburg également). Natalya Reznik documente un quotidien sans le travestir, sans le trahir mais le poétise avec sa vision d’artiste. Les dentelles des rideaux soviétiques se dessinent sur le visage de Nadezhda, ses cheveux deviennent des brindilles d’arbres dénudés. Les relations étroites entre la fille, Olga, vivant avec sa mère, et devant s’en occuper tous les jours, témoignent de l’importance de la famille dans ce territoire. C’est une entraide intergénérationnelle, faisant que la mère sacrifie peut-être sa vie ; mais « Looking for my father » apporte aussi des éléments d’explication, la famille a un autre sens pour Olga, avec ce mari absent dès les premières années du couple, devenant un fantôme recherché par Natalya Reznik.
La dernière photographie de l’ouvrage donne toute la puissance de cet objet où la mercerie (les boutons, les fils, les nœuds) est si présente sur les pages et certaines images. Il faut démêler, entremêler, mêler à nouveau. Ce livre est à reprendre plusieurs fois pour entrer dans l’histoire et l’Histoire, de surcroît à travers les yeux d’un occidental. La dernière photographie montre Natalya Reznik, enfant, assise sur un banc entre sa grand-mère et sa mère Olga, dans un parc, toutes les trois réunies par une auréole de fil rouge, faisant de cette image issue d’un album de famille, une icône. Natalia Reznik a donné la vie … elle poursuit l’histoire et contribue au titre « Hope », espoir. Le livre commence par la mère, Olga, regardant sa mère Nadezdha, toutes deux présentées en pleine page, en vis-à-vis (deux femmes), d’une beauté absolue et se termine par une archive (deux femmes et une future femme). Cela traduit évidemment l’importance des femmes dans l’ex-URSS et la Russie actuelle… et la transmission entre générations féminines.
« HOPE », brodé en fil rouge, constitue également un regard sur une certaine Russie contemporaine issue de la fin de l’URSS et de ses conséquences depuis une trentaine d’années. « Hope » témoigne également des savoirs faire manuels des artistes slaves dans la confection de livres photographiques précieux. Peut-être, est-ce le début d’une chronique sur ces livres d’artistes slaves, peu connus, lesquels traitent souvent avec justesse et sincérité de leur culture, leur histoire et leur quotidien.
Il y aurait beaucoup à écrire sur ce livre d’artiste délicat et sensible, mais ma pudeur fait que le silence semble désormais de mise, après avoir donné quelques pistes de lecture et de ressenti, devant un tel travail intime : maintenant, c’est aux lecteurs de découvrir HOPE et d’en tirer tous les fils (au sens figuré et réel).