Il faut voir de près et de loin les tableaux de Delphine Sandoz. Les reproductions aplatissent toutes les matières utilisées et empêchent le regardeur de s’immerger dans un méandre de techniques et de détails. Il faut donc les voir en vrai. La galerie Aarlo u Viggo à Buchillon (près de Lausanne) a exposé pendant quasiment tout l’automne les dernières créations de cette artiste discrète, souriante et à la voix douce, malgré une âme tourmentée.
Ses création très récentes comme le grand format « Sans titre, 148 x 140 cm, encre à base de gomme laque, spray, marqueur indélébile, encre indélébile, stylo acrylique, pastel à l’huile sur ancien livre désossé, 2023 » (bénéficiant de la réverbération lumineuse rasante du Léman dans la salle où il est accroché), impulsent la vitalité, l’énergie et des interrogations. L’exposition est pleine de vie, de recherche sur les matières et les associations de fond et de forme organiques, végétales et minérales réhaussées de couleurs vives. La couleur est mise à bon escient souvent utilisée comme un punctum. L’artiste évoque que son enfance dans le magasin de son père, marchand de couleurs, n’est pas anodine pour l’usage de la couleur. Delphine Sandoz pose la couleur comme un liant.
Je m’arrête sur ce grand format de 148×140 crée cette année (2023) dont le titre pourrait se contenir dans les techniques utilisées (mentionnées ci-dessus) comme l’ensemble des toiles exposées est sans titre. Et pourtant chaque visiteur pourrait donner son titre à chaque. Et l’artiste plus qu’un titre une histoire pour chaque. Sans doute préfère-t-elle ne pas conditionner le regard du visiteur par des mots ? Et en effet, regarder un tableau de Delphine Sandoz c’est plonger dans un labyrinthe de formes, de matières reliées par la couleur, bleu, rose… des couleurs comme des pigments choisis minutieusement (le bleu est cobalt…) et commencer à sentir son corps respirer, vibrer (cerveau et tout autre organe car la distinction esprit et corps n’est plus de ce siècle – l’être humain est un tout, par exemple la médecine a montré que le ventre (intestin et estomac) est un organe sensoriel déterminant dans nos comportements (stress etc. ).
Delphine Sandoz fait corps avec ses créations, elle vit avec elle, tous les jours elle poursuit ses chantiers commencés simultanément et en ouvre d’autres… et ainsi de suite, ainsi va la vie, la création. Et d’une certaine manière, elle attend que le regardeur ressente par lui-même sans recourir à la lecture d’un titre ce qu’elle a pu exprimer et surtout qu’il interprète, déforme, fasse le tableau selon les mots de Marcel Duchamp (« C’est le regardeur qui fait l’œuvre »).
Pour revenir à mon arrêt-souvenir sur tableau : de loin, deux contenants sont visibles (des pots comme elle dit) avec une forme d’haricot pour mon subconscient, où poussent mal ou bien trois arbres, ou trois plantes. Sont-ils radiographiés ? les racines, leurs troncs ou tiges, les feuilles apparaissent noirs (ils ne sont pas blancs sur gris comme une radiographie) comme des squelettes. Et leur humus est particulier, un vieux livre est « désossé » (c’est ainsi que cela est mentionné dans la technique mixte du cartel) pour ne garder que les pages où sont représentées des mains (Le détail, Daniel Arasse). L’artiste m’avait précisé le titre du livre « désossé » (ce n’est pas anodin ce terme humain à la place de découpé) et les saintes mains et leurs significations, mais j’avoue j’ai oublié entre-temps (et n’ayant pas pris de notes, laissant mon esprit vagabonder, se distraire (au bon sens du terme)). Deux mois se sont écoulés entre la vue de l’exposition et cette courte critique. Ce qui m’a d’autant plus motivé à l’écrire, c’est l’impact produit et comment ce tableau resurgit dans ma mémoire deux mois après et imprègne.
Cette œuvre invite à regarder plus, à soulever (par les yeux et l’esprit) ce qui cache (l’artiste recouvre, caviarde, blanchit… des parties plus ou moins visibles), à créer son propre rébus à partir de son assemblage. Certes, Delphine Sandoz peint, c’est l’effet dernier pour le regardeur mais dans les coulisses elle « coud », découpe, déchire, stylobille, bricole, marque et utilise diverses techniques pour un rendu qui fait un tout (et pourquoi pas une œuvre synecdoque ?). Elle expérimente, explore les matières qu’elle chine (les différents papiers, livres, textures), qu’elle ressuscite (les pastels, les gommes, les sprays… et défois des matières n’ayant aucun rapport avec l’art comme des matières pharmaceutiques (des pansements) …). De près, les matières et les détails sont présents, d’un peu plus loin ils s’effacent pour un ressenti où se mêlent abstraction et figuration, où chaque visiteur essaiera de rapprocher une forme à une chose connue dans son environnement (nous le faisons tous, cela fait partie de la nature humaine). Les deux pots avec leurs plantes semblent être pris en étau par deux masses colorées qui se rapprochent de part et d’autre… comme des tempêtes, des ciels menaçants… résisteront-ils ?
Le pot de terre et le pot de fer… voilà que surgit une fable de La Fontaine. Un seul arbre monte droit (s’élèvera-t-il définitivement pour quitter le royaume terrestre avant le déluge), les deux autres se courbent en forme d’anse. Ou alors se camouflent-ils pour parfaire l’arrondi du « haricot » et surtout, ainsi anticiper la menace approchante. Ils se protègent, font le dos rond (anthropomorphisme du végétal) … Les métaphores ne sont pas à chercher, elles viennent naturellement… des analogies parlent… chacun verra un sens et sinon, il suffit de demander à l’artiste son intention. Mais, son intention n’est pas forcément à rapprocher du ressenti de chaque regardeur et tant mieux. Laissons notre imagination prendre le pas…
Chacun pourra voir aussi des rapprochements avec l’histoire de l’art (Zao Wou-Ki, Claude Viallat, Pierre Alechinsky, Hans-Peter Feldmann, le surréalisme, support/surface etc.) et surtout que Delphine Sandoz par son art traverse l’évolution de l’art moderne et contemporain (ses formations, son érudition, sa curiosité) et flirte avec une peinture encyclopédique (laquelle peut se révéler en fonction du temps accordé). Toutefois, un bref moment contemplatif suffit aussi à dégager un ressenti instinctif, une alchimie fulgurante, une pause méditative différée …
Delphine Sandoz hybride les formes jusqu’à nous faire percevoir un poumon comme si c’était une forme végétale, ou vice-versa. Elle réalise un compost visuel, et nous ne voyons que la dernière étape du compostage. Elle brouille et mélange les êtres humains, leurs organes, les végétaux et les minéraux comme si nous étions déjà dans une autre ère, celle cosmogonique, où d’une nouvelle soupe émergera… tout est cyclique comme le recyclage des matériaux trouvés, dénichés qu’elle agence sur ses toiles… une écologie picturale peut-être, une ascèse vitale quotidienne assurément, une autre manière de pensée l’univers, celle de Delphine Sandoz.