IllumiNations : une biennale critique et ludique ?

Comme pour les éditions précédentes, l’ouverture de la 54e Biennale de Venise, qui reste une des plus importantes manifestations d’art contemporain, n’a pas manquée dès les premiers jours de critiques et de polémiques, surtout par rapport au lamentable pavillon italien, mais aussi de surprises par rapport anouveaux participants venus principalement de pays musulmans.

Les critiques ou les déceptions sont justifiées quant à l’exposition principale internationale, conçue par Bice Curiger, la directrice de l’édition 2011 au Giardini. Avec son titre rimbaldien IllumiNazioni, pourtant prometteur, l’exposition n’a pas été pertinente au niveau du choix des œuvres. Cette juxtaposition d’œuvres singulières parfois intéressantes comme Cindy Sherman manque manifestement de force pour relever le défi des correspondances souhaitées par la curatrice. Ouvrir une exposition d’art contemporain avec des Tintoret, pourquoi pas, mais alors, il faut choisir des œuvres contemporaines qui puissent dialoguer avec le thème plutôt que de s’effacer, au sens physique comme au sens figuré. Par son jeu de mot subtil, le titre IllumiNations pose aussi la question ontologique de la biennale, conçue en 1895 comme exposition universelle des arts. Mais là encore, nous ne trouvons pas vraiment de réponses intéressantes dans l’accumulation d’œuvres qui occupent les espaces. Peut-être le concept séduisant de para-pavillon, inventé par Bice Curiger pour cette édition 2011, correspond-il le mieux à l’idée initiale de questionner les notions paradoxales de nations en jouant sur le local et le global, le national et l’international ? Cette idée de para-pavillon qui consiste à donner à un artiste un espace dans lequel il construit une œuvre-pavillon pouvant abriter des œuvres d’autres artistes fonctionne assez bien dans l’Arsenal où on peut voir le « para-pavillon » de Song Dong, une reconstruction de sa maison natale centenaire, où se confrontent des œuvres de Cyprien Gaillard et de Yto Barrada.

Paradoxalement, c’est au sein de la notion obsolète des pavillons nationaux que finalement cette ouverture et l’universalité des propos sont devenues les plus visibles. L’idée de migration et de nation prend une dimension ambiguë dans la proposition de l’artiste israëlo-néerlandaise Yael Bartana qui présente une trilogie de vidéos sous le titre Poland …and Europe will be stunned au pavillon polonais. Sa polit-fiction sur un mouvement de renaissance juive demandant le retour de 3.000 000 de juifs polonais, tournée dans une esthétique propagandiste à la Riefenstahl, peut choquer si on ne réussit pas à y voir une œuvre d’art où le contexte politique ne peut être interprété qu’au deuxième degré. La question d’identité, de liberté mais aussi de pouvoir et de gloire est exprimée de façon plus « physique » par le couple portoricain Jennifer Allora&Guillermo Calzadilla au pavillon américain qui y présentent six nouveaux travaux (vidéo, installation, performances) sous le titre de Gloria.

Le discours de ce couple d’artistes, très politique, même si la forme peut prendre des aspects ludiques, pointe ici, à travers l’allégorie de l’athlète, les déconstructions des représentations militaires et sportives liées aux glorifications des nations.

En juxtaposant les images visualisant le dispositif de mesure de l’effort et de l’énergie consommés par lui-même en joggeur avec des images filmées des émeutes du 25 au 27 janvier au Caire, l’artiste Ahmed Basiouny, assassiné le 28 janvier, représentant le pavillon égyptien, réussit à nous plonger dans la fiction d’un réel dont l’actualité continue à nourrir les représentations.

Dans un autre esprit d’action démocratique agissant dans des contextes actuels le pavillon danois regroupe sous le nom de Speech Matters une vingtaine d’artistes et de collectifs internationaux de dix pays différents qui s’expriment sur des thèmes d’actualité en empruntant souvent le dynamisme et la libre expression du « street art ». A côté des œuvres à l’intérieur du bâtiment danois se trouvent aussi des œuvres à l’extérieur qui semblent contrecarrer l’institutionnalisme et le formalisme pavillonnaire. C’est le cas de cet espèce de « para-pavillon » de l’artiste allemand Thomas Kilpper, construit avec du matériau de récupération recyclé de la dernière biennale d’architecture, servant de tribune à l’expression libre dans une sorte de configuration de Speaker’s Corner surélevé. Intitulé Pavilion for Revolutionary Free Speech ce dispositif est dans la continuation logique des pratiques artistiques de cet artiste qui travaille toujours site-specific en laissant une part d’improvisation dans ses structures fortement connotées au plan historique et politique.

Le questionnement de l’image politique et historique est un élément important aussi dans la démarche de la mexico-américaine Melanie Smith qui montre plusieurs installations et vidéo au pavillon mexicain. Ses travaux sont souvent des interventions sur les limites de la représentation artistique entre symbolisation et sensation dystopique face à la modernité et à la contemporanéité urbaines.

Plus chaotique et chargé d’émotions, le pavillon allemand (lion d’or) de l’artiste Christophe Schlingensief, décédé quelques mois avant l’ouverture de la biennale, présente dans un dispositif schizophrène, entre installation, cinéma, théâtre et arts visuels trente ans d’interpellations sociales, politiques et culturelles dans un contexte principalement allemand. Controversée par la scène artistique dominante de son pays sa contribution en est néanmoins une tentative de briser les cloisons qui enferment le monde de l’art tout en rendant hommage à des artistes ou cinéastes défenseurs d’un certain élargissement du concept de l’art comme Beuys ou Fassbinder.

Avec la proposition de son commissaire allemand Boris Groys, théoricien de l’art des années 80, le pavillon russe rend hommage à Andrei Monastyrski et à son collectif « Collective Actions ». Ce groupe a manifesté tout au long des années 70 sa grande ouverture interdisciplinaire et inter-média, enmêmes la documentation (commentaires, photos, analyses, listes) de ces virées artistiques en dehors de Moscou était importante. L’œuvre proprement dite est un mélange de ces documents témoignant par l’image et par l’écrit ces expériences entre réel et fiction.

Dans un autre registre, mais aussi dans le mélange des médias, le pavillon belge intitulé Feuilleton propose une subtile réflexion sur l’impact du geste du peintre dans un monde de l’image virtuelle. La superposition d’images peintes et d’images provenant des médias crée un effet de fascination visuelle par lequel l’artiste Angel Vergara met en œuvre son questionnement iconographique en se basant sur le thème des sept péchés capitaux. Plus psychologique que métaphysique l’aménagement du pavillon autrichien par Markus Schinwald propose une transposition artistique dans le temps et dans l’espace en focalisant sur les thèmes du corps humain et de ses relations avec l’environnement. L’exploration spatiale/temporelle qu’il impose au spectateur est subtilement référée au thème de la biennale. Entre meubles et tableaux anciens déformés, vidéos de performances, espaces manipulés et couloirs traçant l’itinéraire, le spectateur choisit son passage d’adhésion à la déambulation narrative de l’artiste.

Dans Le cercle fermé, de Martine Feipel et Jean Bechameil au pavillon luxembourgeois de la Cà del Duca, l’itinéraire suit la logique des cinq pièces. Cependant les frontières de l’espace s’ouvrent à un regard démultiplié entre« Wunderkammerkabinett » et architecture illusionniste des palais de miroirs qui désorientent la vision du spectateur. Le spectateur est fasciné par la perfection de la transformation du lieu où l’architecture de l’installation devient comme le négatif voire l’empreinte d’une absence qui dans sa blancheur renvoie à la plénitude et la complexité des points de vues en référence à l’histoire de Venise et à d’autres représentations architecturales et artistiques. L’envers de la déconstruction est une mise en scène ludique habilement agencée qui suggère des nouvelles lectures qui émanent des relations que ce lieu, réinventé et revisité, incarne au niveau esthétique, social et culturel.

Si chez Feipel et Bechameil l’investissement métaphorique du lieu est plus esthétique que politique, en revanche, dans l’œuvre intitulée Crystal of Resistance, de l’artiste suisse Thomas Hirschhorn, le lieu pour lequel il choisit la métaphore de la cabane se transforme, si on regarde de près, en cabinet des horreurs demandant au spectateur de pouvoir s’en distancier et résister à la société de consommation, du spectacle et de la violence.

L’accumulation d’images et d’objets reflétant notre société voyeuriste devient une énorme sculpture-installation qui prend la forme d’un cristal mais qui reprend l’esthétique de l’assemblage des abris de fortune chère à Hirschhorn. Comme toujours dans ses installations le spectateur est bombardé de commentaires, de positions critiques, de mots et d’images qui l’aident à devenir conscient du processus artistique exprimé ici par l’image du cristal qui, selon l’artiste, est ce qui « lie et illumine tout » et qui fait resurgir, grâce aux détails de chaque facette, la vérité des choses.

Voici donc qu’un autre pavillon national, de plus représenté par un artiste qui avait refusé pendant de nombreuses années de vivre en Suisse, pose les vraies questions de l’engagement de l’artiste et de la réception de l’œuvre d’art où l’illumination à travers le spéculaire et le spectaculaire du quotidien, n’est rien d’autre que la voie vers la résistance, la seule condition pour que l’art puisse exister.