Images du corps en mutation

Peindre ou dessiner des corps, c’est aujourd’hui se confronter à la question de la validité des formes produites par le circuit corps-cerveau-main face à celles qui sont produites par le circuit appareil-doigt-œil. Trois femmes et un homme ont exposé le résultat de leurs recherches dans cette zone de conflit, Sophie Sainrapt et Didier Genty à la Galerie Anne Lettrée, 46, rue de Seine, Wang Yu et Li Fang à La Cinquième galerie, 25, rue de Penthièvre.

Traque d’Eros

À l’évidence, Sophie Sainrapt traque Eros ou plutôt les traces de sa présence sur le corps des femmes. Et elle le fait en utilisant le dessin, la gravure et la peinture. Le geste est vif, les poses lascives souvent, agressives même, au sens où elles dénotent la présence de forces qui semblent secouer les corps comme des décharges électriques. Masses envahissant le rectangle du papier, ces corps imposent leur présence comme de vivantes statues perdues dans un monde sans décor. C’est que tout ce qui leur arrive ne dépend pas de ce qui les entoure mais de ce qui les traverse. Ces corps féminins semblent chercher à tenir contre ses forces qui tentent de le pousser hors du cadre et en même temps les contraignent à exister en faisant front.
Mais Sophie Sainrapt avec la complicité de Didier Genty déplace la question du dessin et de la peinture, c’est-à-dire de l’axe corps-cerveau-main et lui fait rencontrer une actualité plus brûlante, celle de l’image numérique, et donc de l’axe appareil-doigt-œil. Didier Genty a en effet repris les œuvres de Sophie Sainrapt et les a numérisées puis retravaillées. Ce qui apparaît alors, c’est que le corps devenu image se retrouve en proie à d’autres forces qui sont littéralement des forces de dissolution. Ces pixels et les couleurs constituent ces forces, ils ne font pas que les rendre visibles. Ils travaillent les corps représentés par l’axe corps-cerveau-main au point de les dissoudre pour les faire paraître dans une nouvelle lumière qui semble sous bien des aspects violente, voire mortelle.
Ainsi l’axe appareil-doigt-œil peut-il être compris comme un système de forces qui, à ne tenir pour réel que la surface, va jouer à partir de cette surface pour la transformer. Ce qui se révèle est à la fois une évidence et une chose du passé, à savoir que les dessins et la peinture s’inscrivent, même en l’absence de tout décor représenté dans le tableau, dans l’espace ou plutôt qu’ils inventent l’espace. C’est contre cet espace que l’image bidimensionnelle et sans profondeur met en scène ses protocoles et c’est ce conflit que révèle de manière très claire le travail et Sophie Sainrapt et de Didier Genty.

Brouillages

Les tableaux de Li Fang évoquent de manière directe et évidente les corps anonymes qui hantent l’espace urbain depuis quelques décennies. Or ces corps, ce sont les nôtres et les personnages de la sage anonyme que peint Fang Li ne sont rien d’autre que nous-mêmes. Il n’y a pas là non plus de décor, de cadre autre que celui de la toile pour faire exister ces fantômes mais ils n’en ont pas besoin car l’attention est tout entière portée vers leur statut. Ces corps, nos corps ne sont que des images, des images d’un genre particulier, des images de type photographique. C’est du moins ce que Fang Li nous montre, le fait que nous ne sommes visibles pour nous–mêmes que comme des images prises en passant par des appareils automatiques. Ainsi c’est bien une étrange boucle qui nous est présentée dans ces œuvres, cette boucle du sens qui fait que nous sommes perçus comme des images parce que nous sommes la proie de regards qui nous observent comme si ils étaient eux-mêmes des appareils. Plus exactement, nous ne voyons la réalité qu’à travers la médiation des appareils et les toiles de Fang Li nous le démontrent de manière précise. En effet, en inscrivant ce nouveau mode de perception dans la dimension plastique de la peinture, elles nous permettent de comprendre que la transformation de la réalité est en fait une transformation de la manière de la percevoir cette réalité.
Nous ne sommes plus que les fantômes d’un jeu de prise de vue qui fait de nous des ombres brouillées de fantômes et ainsi de suite à l’infini peut-être. C’est cette magie dangereuse que nous donnent à voir les toiles de Fang Li.

Brillance

Les œuvres de Wang Yu présentent, elles aussi, des personnages qu’aucun décor ou aucun paysage ne porte ni n’accueille. Les figures sont isolées dans l’espace pur de la toile et leur présence s’impose à nous avec force, par le travail effectué sur l’expression des visages. Il semble que nous soyons dans un monde purement pictural et qu’aucun lien ne puisse être fait avec les questions que nous pose l’existence massive dans nos vies des images photographiques ou vidéo. Pourtant le mouvement même de l’acte créateur nous conduit directement à comprendre ces œuvres comme un mouvement du visible vers la surface. La technique complexe de Wang Yu, peinture acrylique et gel sur toile, confère à ses personnages une densité particulière. Le face à face avec les personnages nous fait en fait éprouver le mouvement même de l’acte de peindre. C’est comme si la chair s’avançait vers nous et était retenue au moment même où elle semble émerger de la surface. La brillance du gel exprime et retient la chair, lui conférant ainsi un aspect non humain. Ainsi, sans ressembler à une image photographique, ces toiles nous montrent des corps qui semblent exposer leur intime faiblesse et s’en protéger à la fois. C’est la distance infime et immense entre la matière de la chair et cette surface brillante, qui fait que ces œuvres semblent peintes à partir d’une sorte de renversement du point de vue photographique. Dans l’image, la chair se confond avec la brillance. Ici elle se dévoile comme étant à la fois son contraire et son ombre.
Dans ces œuvres, il semble donc que le travail de la main, prisonnier du gel, tente de remonter à la surface pour venir exploser et rendre vie au corps, nous révélant ainsi la nature du piège dans lequel nous retiennent les images.

Jean-Louis Poitevin

++INFO++

Sophie Sainrapt et Didier Genty
4 décembre 2007 – 13 janvier 2008
Galerie Anne Lettrée
46, rue de Seine
75006 PARIS
www.annelettree.fr

Wang Yu et Li Fang
11 décembre 2007 – 31 janvier 2008
La Cinquième galerie
25, rue de Penthièvre
75008 PARIS
www.la-cinquiemegalerie.com