Face à une internationalisation du monde de l’art, la question des particularités culturelles demeure. L’art contemporain marocain, peu présent dans nos institutions, nous permet d’aborder l’oeuvre dans la précarité d’un agencement, dans la construction permanente d’une identité et non dans le rapport dialectique de l’individu et du groupe. Présentation d’un ouvrage collectif mené par Mohamed Rachdi.
Alors qu’émerge la figure d’un artiste dit international, voyageant au gré des foires, biennales et expositions de grande envergure, – un artiste soucieux de l’actualité mondiale, autant que des particularités culturelles qui fondent son identité -, la scène artistique française voit déferler des vagues successives d’un art « venu d’ailleurs ». Art « exotique » (ce mot fait grincer des dents tant il porte encore les marques de la décolonisation) dont l’histoire se tient en marge de l’art européen et américain. Tandis que s’est installé l’art contemporain chinois, l’art contemporain indien lui succède (faisant la une de la revue Beaux-arts N° 268, octobre 2006) et profile l’essor d’un possible art contemporain « africain » (Africa Remix). Si ces vagues sont l’effet d’un mouvement général de mondialisation et élargissent le champ du marché de l’art, elles suscitent néanmoins de nombreux questionnements autour du statut de l’oeuvre. Si cette dernière permet un rayonnement culturel national – la représentation du drapeau d’un pays lors des grandes manifestations mondiales – à l’heure des télécommunications, des médias et de l’homogénéisation industrielle et mercantile des paysages, peut-elle être néanmoins encore éclairée par le feu d’une culture particulière ? L’exposition Notre Histoire au Palais de Tokyo, en rassemblant des artistes travaillant tous en France mais parfois nés dans d’autres pays, prenait le parti d’un art de la « mixité », art de l’appropriation, du recyclage, et critique face à son environnement où l’artiste n’est pas présenté dans une appartenance nationale mais dans sa capacité à réactiver autrement le réel.
Mais, tout prés de nous, la création des pays du Maghreb reste encore dans l’ombre. Frappée d’invisibilité, elle est incorporée au courant plus général et quelque peu confus (a-t-on jamais souhaité rentrer dans les détails ?) de l’art contemporain « africain ». Se détourne-t-on d’une création si proche de nous à cause justement de sa proximité, de la présence de sa culture en France « Apparaît-elle trop « fade » à côté de la menace extrémiste (dont l’artiste Mounir Fatmi rend compte avec Save Manhattan) » Est-elle condamnée à ne représenter qu’un art de l’intégration comme le titre la revue Art 21 dans son avant dernier numéro ?
Il semble aujourd’hui nécessaire de créer des outils d’interprétation et de compréhension de l’oeuvre d’art à la mesure de ce phénomène. La rubrique « précipité » du site www.lacritique.org tente de répondre à cette interrogation. L’artiste, chargé d’une histoire personnelle enlacée dans un réseau complexe de références culturelles, engagerait un processus créateur qui serait comparable à un précipité chimique : lente calcification dans l’acte créateur des différents noeuds de la mémoire vive. Et l’équipe cherche à proposer au cas par cas des éléments de réponse à ces questionnements.
C’est sur l’art contemporain marocain que je souhaite ici proposer une réflexion. Refermant le numéro 6 de la revue Vacarme [1] N°37 où Claire Rodier présentait une « chronique d’une mobilisation » de demandeurs d’asile à Rabat au Maroc, la question d’un art comme rayonnement culturel national a laissé soudain apparaître l’autre face de la médaille. Si la scène artistique examine toujours la capacité de l’art et de l’artiste à « s’intégrer » dans des structures institutionnelles préexistantes, elle semble oublier la féroce nécessité qui lui précède : la mobilité des familles et des individus, leurs voyages, leur déracinement, voire leur errance, rentrant comme paramètre premier de la création.
L’artiste, né ailleurs et vivant ici, ne doit pas être seulement perçu comme celui (ou celle) qui va être à la source d’une « hybridation » de culture (mêlant au dispositif artistique d’ici des images et des sons de là-bas). Il semble engagé dans un processus de mobilité, de mouvement absolu, que l’espace de l’oeuvre rend sensible. La lente construction de l’individu se « précipite » dans l’oeuvre. Cette mobilité absolue pourrait être comparée à une mise en abîme de l’identité qui se donne à présent dans un mouvement, dans une course. Ce qui semble persister dans l’oeuvre d’art ne semble pas tant la présence d’éléments culturels identifiables, mais la raison profonde de leur agencement, soit le Dépays, pour reprendre un terme de Chris Marker.
Et l’artiste marocain ? Mohamed Rachdi (artiste et enseignant à Valenciennes) dans un ouvrage intitulé Interférences, d’une part présente un éventail de la création contemporaine marocaine et de l’autre rassemble les actes d’un colloque approfondissant ces questions. Cet ouvrage pourrait être présenté comme un oasis dans l’espace désertique de la critique d’art. Un des points forts de cette réflexion collective est qu’elle met en exergue un processus créateur compris comme processus de construction identitaire. Le centre des débats ne porte par sur la prévalence des éléments iconiques ou plastiques de la culture marocaine mais sur le constat d’un perpétuel devenir, de quelque chose en train de se faire (ou de se dé-faire) et que cristallise l’oeuvre. Le terme « dispositif » revient souvent dans les notices sur les artistes. Il ne désigne pas l’interaction de l’oeuvre ou même son caractère in situ, ni même une production collective, mais pointe, semble-t-il, la précarité d’un équilibre, la fragilité d’un agencement. L’espace des oeuvres est souvent un espace de composition où s’agitent différentes références, où s’élabore leur hybridation ouvrant ainsi sur une relecture. On pense aux environnements de Mohamed El Baz. « Je construis, dit l’artiste, une sorte de machine où les éléments de ma réflexion artistique et de ma vie de tous les jours se télescopent dans des installations ou les spectateurs sont invités à s’immerger. Plutôt des espaces à vivre qu’à voir ». On pense également aux photographies d’Hicham Benohoud, où se mêlent l’espace de la représentation et l’espace réel. Ou bien on s’arrête sur les constructions de Ben Benaouisse, totems d’objets divers centrés sur la propre chair de l’artiste. On pourrait citer pour finir les clichés de Ymane Fahkir, avec ses images emplies de désir, montrant les mannequins des vitrines, faisant exploser la contradiction d’une société empesée par les contraintes religieuses. C’est vers l’Autre que se tournent toujours ces dispositifs, cherchant le regard comme la clé de voûte d’un édifice encore fragile. Car, répétons-le, il ne s’agit plus d’une oeuvre procédant de particularismes culturels, mais chargée d’un comment-vivre, d’un comment-être, d’un quels-désirs «
Nicole de Pontchara, souligne dans sa contribution : « Quels étaient les grands défis auxquels se trouvaient confrontés les artistes du Maroc » Après la période du Protectorat, la première urgence était la réévaluation de l’héritage et la réappropriation d’une civilisation et d’une culture dont les manifestations devaient être interrogés, analysées et incorporées de manière dynamique au travail de création. […] » mais poursuit-elle « le temps du réflexe identitaire est révolu » et l’artiste marocain doit, dans son oeuvre, accomplir la puissance de son « désir existentiel ». Il faut donc réévaluer le statut de l’oeuvre « exotique », non plus l’agent d’un voyage extraordinaire mais, pour Khalil M’Rabet, fruit d’un exil, d’une déterritorialisation. Les artistes marocains « campent dans un ici, maintenant, écrit-il. Ici, maintenant… identité-rhizome, dit-il encore citant Edouard Glissant, et non plus identité à racine unique. Et le métissage est toujours en mouvement, toujours fruit de multiples désirs, traversé par des images fortes venues de tous les horizons.
Alors, il s’agit de comprendre pourquoi la création venue d’ailleurs mais produite ici est ghettoïsée, de soulever les critères occidentaux d’évaluation de l’oeuvre. Fatima Mazmouz dénonce la lecture anthropologique qui a pesé jusque dans les années 80 sur l’oeuvre d’art et qui aujourd’hui laisse place à une figure artistique du « décloisonnement ». Et Mohamed Rachdi de conclure son intervention ainsi :
« Aussi, par-delà toute idéologie ou sentiment nationaliste fondé sur quelques fantasmes d’une identité étriquée, leurs oeuvres [celles des artistes marocains] attestent de leur intense désir d’ouvrir les frontières entre les pays, de disloquer les barrières entre les humains, et d’offrir enfin à l’individu de vraies chances d’émancipation et d’épanouissement. Et ce dans le défi des replis identitaires, mais aussi d’une aveugle et aveuglante mondialisation qui, bien qu’elle soit certes porteuse par ailleurs de quelques valeurs positives, n’en est pas moins dévastatrices par son système totalitaire, impitoyablement niveleur. »