Jongmyung Hwang est un jeune peintre coréen qui vit en France. Il nous livre un ensemble de visages, de figures qui pourraient paraître humaines ou qui ressemblent un peu à des portraits. Mais ce ne sont pas des portraits. C’est une galerie très précise de nous autres à l’âge de l’individualité quelconque. Feu la figure, focalisée. Voici venu le règne du visuel facial dé-visagé. De l’homme invisible.
Le portrait, en peinture, était fait autrefois pour susciter l’admiration, pour magnifier et rendre emblématique celui ou celle qui était peint. Renaissance. Ou bien, plus tard, pour représenter des scènes et des personnes de la vie réelle, appartenant au monde, faites de chair et de sens. Modernité. Magnifier ou représenter avec exactitude, charmer ou décrier ; les visages peints renvoyaient toujours à quelque figure-chair substantielle, à des personnes. Elles pouvaient être fictives ou réelles, belles ou laides, elles symbolisaient la permanence du visage humain en son assomption universelle. Humanisation. Qui traite en peinture encore du visage avec le souci de représenter des personnes ? Un seul peintre peut-être à Paris, Luc François Granier. Qui le connaît ? A-t-il réussi ? Et si le visage – nos traits – se perpétue dans l’image que nous croyons avoir de nous-mêmes, elle s’est évidée d’avoir dû se livrer à la figure obligatoire d’être soi. Un soi défiguré. Exsangue et factice, la figure humaine vient à l’encontre des choses comme un réel sans objet. La facticité devenue totalement réelle est désormais le problème de la peinture.
Chez Jongmyung Hwang, le portrait est devenu la figuration d’un quidam quelconque qui n’est plus nommé. Il n’a ni rôle, ni fonction, ni ne désigne encore quelque chose précisément. C’est une figure banale, peinte en grand avec les armes anciennes de la peinture de portraits. Qui sont-ils ? On ne le sait pas : un voisin, une connaissance du peintre, un passant de la scène visuelle saisi par le regard d’une caméra, d’un appareil photographique. Bien que sur le plan des techniques picturales employées, de la composition, ce soit comme de véritables « portraits », on ne sait plus trop à quelle sphère de l’image et de la réalité ils appartiennent exactement. D’où proviennent-ils ? Sont-ils comme « photographiés » et « filmés » par la peinture ? La peinture peindrait-elle désormais des visages devenus eux-mêmes la matière, la substance quelconque d’images photographiques ordinaires ? Ce n’est pas dire là que Jongmyung Hwang ait peint des photographies. Il a bien fait œuvre de peinture, n’ayant jamais projeté sur la toile de photos déjà composées. C’est plutôt affirmer qu’il peint des êtres réels, mais ils nous apparaissent comme faits de la pâte photographique des images standards de la réalité indifférenciée qui est la nôtre.
Si l’impression donnée au regard est presque celle d’une imagerie photographique, cette peinture tend à rendre étrange, bizarre, obsédante cette imagerie du soi, d’un soi quelconque. Elle vient grossir et augmenter, non le détail de l’impression graphique, mais l’outrance matérielle vide de ce détail, son absence de fins. Le grain de la chair, la forme de la face, la place des yeux et du regard, l’implantation des cheveux, la brillance de la peau, y sont montrés avec une sorte d’excès de réalisme, mais on entre avec ces images dans une fixité torve, blême, acide, fallacieuse. Les couleurs, tout en soulignant précisément les contours réalistes des visages, brillent excessivement de manière agressive, à la façon de ces éclairages artificiels puissants qui à la fois donnent à voir intensément et rendent tout lisse et indistinct. Paradoxalement, tous ces visages nous regardent intensément comme s’ils étaient des figures originales, comme si d’être quelconque pouvait encore ressembler à une existence subjective originale. Ils projètent dans leur regard, à la rencontre du regard de l’autre, du spectateur, du vide comme s’il était du plein. L’intériorité absente qui les caractérise, plutôt le vide intériorisé comme une intériorité vide, est leur condition et ils semblent presque fiers de pouvoir l’incarner. Devenu quelque chose de n’être plus grand chose est comme la loi de leur figure, comme la loi de leur figuration.
De sorte que le réel ici le dispute à la fiction au point de produire leur contamination indéterminée. Il y a alors indifférenciation du réel et de l’artificiel, mais dans une image qui n’a désormais plus rien de baroque. Il ne s’agit plus d’une apothéose des entrelacs de l’imaginaire et du réel, mais d’une collusion des choses et de rien qui duplique le soi, le self. On voit ainsi ces figures se répéter, se reproduire, dans différentes postures toujours identiques à leur vide hyper-présence. Elles sont autant de photo-matons, autant de faces intensément insistantes à ne regarder et à ne pouvoir montrer, dans leur regard même, que l’indistinct qui les environne. Satisfaites de leur insignifiance instinctive, sans être animales. Et si le regard du peintre, aussi notre regard, se porte encore au devant de lui, face au monde et aux autres, il ne rencontre plus, de face, qu’un regard se regardant sans objet qui n’est pas libérateur. Alors, avec les moyens de la peinture, le peintre élève l’insignifiance de l’image de soi au rang d’un tableau, sans pouvoir la transfigurer.
Le 7 décembre 2007.