Servin Bergeret
Iris Clert, singulièrement galeriste, Les Presses du réel, Dijon, mai 2024
25.00 €
ISBN : 978-2-37896-191-6
EAN : 9782378961916
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Servin Bergeret est enseignant-chercheur à la Haute École des Arts du Rhin. Il publie cette saison Iris Clert, singulièrement galeriste, aux Presses du réel. Précis et richement documenté, le livre participe de la valorisation du parcours d’Iris Clert, figure originale et importante du paysage artistique français du siècle dernier.
Florence Andoka Comment avez-vous découvert la figure et le travail d’Iris Clert et pourquoi avez-vous eu envie de lui consacrer d’abord votre doctorat, puis cet ouvrage ?
Servin Bergeret Préparant un exposé sur le vide dans l’œuvre d’Yves Klein alors que j’étais en première littéraire option histoire des arts au lycée Charles Nodier à Dole, j’ai découvert l’autobiographie d’Iris Clert : iris.time (L’Artventure)1, qui venait d’être rééditée par Denoël. Cette lecture m’a profondément marquée à l’époque. Quelques années plus tard, au moment de déterminer un sujet pour mes années de master en histoire de l’art contemporain à l’université de Bourgogne, je souhaitais vivement orienter mes recherches sur une femme ou un groupe de femmes dans l’art. Cette volonté trouve ses origines dans un cours qui m’avait passionné, dispensé par Valérie Dupont2 sur les théories féministes dans l’art et les artistes femmes du XIXe siècle à nos jours. Iris Clert est revenue à mon souvenir dans ce contexte. Après avoir constaté que peu de travaux universitaires lui avaient été consacrés, j’ai pu entamer mes premières recherches qui ont abouties sur la rédaction de deux mémoires axés chacun sur l’étude d’une période précise de l’histoire de cette galerie d’art contemporain : « Iris Clert, galerie 3 rue des Beaux-Arts, Paris. (Le Vide, Le Plein, Les Méta-matics, L’impossible : 1956- 19603) » et « La Galerie Iris Clert, 28, rue du Faubourg Saint-Honoré, Paris 8e (1961-1971), à travers l’éditorial iris.time UNLIMITED. Entre tradition et avant-garde4 ». Les résultats de ces travaux ont mis au jour l’intérêt d’approfondir l’exploration de ce sujet, l’ampleur du travail resté inexploité ainsi que la richesse de cet objet d’étude. Conforté par Valérie Dupont et Bertrand Tillier qui ont accepté de co-diriger mes recherches, je me suis lancé dans l’entreprise d’une thèse d’histoire de l’art se présentant sous la forme d’une étude monographique sur le parcours de galeriste d’Iris Clert5. Après sept années de recherches, rencontres et participations à des événements scientifiques, l’heure de la soutenance est arrivée. Présidé par Thierry Dufrêne6, le jury m’a unanimement encouragé dans la voie de la publication. Déterminé, j’ai commencé à retravailler mon manuscrit pour qu’il devienne le livre qu’il est aujourd’hui : un essai avec un corpus iconographique composé d’archives qui pour certaines sont inédites.
FA En vous lisant, je découvre qu’Iris Clert s’en remettait à l’astrologie pour mener sa vie et sa carrière. Comment cela se passait-il ? Vous évoquez notamment des astrologues qui l’auraient accompagnée.
SB L’astrologie occupait une place prédominante dans la vie d’Iris Clert. Elle compose une donnée essentielle pour appréhender son regard sensible sur le monde et les œuvres d’art. D’ailleurs, son attrait grandissant pour l’astrologie est contemporain de son intérêt naissant pour l’art. Tout semble se jouer dans les années 1954 et 1955. Il s’agit d’une période intense en découvertes pour Iris Clert. Elle fait d’abord la rencontre de Takis qui l’invite à visiter son atelier, où elle vivra son premier choc esthétique. Puis, après l’une des conférences ésotériques de Philippe Lavastine7 (qu’elle suivait avec assiduité), l’une des disciples de ce dernier l’initie à l’astrologie. C’est pour elle une véritable révélation. Elle va se plonger dans des lectures pour mieux comprendre les mécanismes et l’histoire de la discipline. L’astrologie devient pour elle matrice de connaissance, tant pour analyser les événements passés que pour anticiper l’avenir. Les liens indéfectibles qu’elle tissa avec les astres ne peuvent se comprendre sans l’intervention intermédiaire d’une histoire profondément humaine avec la rencontre de l’astrologue Elzine Privat8. Une relation de filiation s’établit durablement entre les deux femmes, Iris Clert trouvant en Elzine Privat une « une seconde mère9 » qui, jusqu’à sa mort le 22 septembre 1969, prit le temps de l’écouter et de la conseiller. On peut même dire que l’astrologue apparaît rapidement comme la véritable assistante de la galerie : « c’était le personnage clé, quand on n’a rien, aucun capital, aucune sécurité, il faut bien se rattacher à quelque chose. Eh bien c’était elle ma bouée de sauvetage10 ! ».
Elzine Privat procédait à des calculs prévisionnels concernant les choix des dates des vernissages des expositions. Une tâche primordiale pour l’inscription d’une manifestation dans l’histoire futur de l’art selon Iris Clert : « Ce qui compte dans un lancement c’est l’heure, la minute, le jour exact où on le lance. Il se peut qu’il n’y ait pas de monde au vernissage ce jour-là, mais c’est pour l’avenir ! Parce que l’on a toujours du monde au vernissage ça ne veut rien dire. Mais si après c’est un flop, ce qui compte c’est que ça monte en flèche11 ». Quand la galeriste abordait cette question, sa pensée la conduisait sur l’exemple de l’exposition L’impossible ou l’homme dans l’espace de Takis12 : « Quand je me laisse influencer par les artistes, qui disent : “mais non moi je veux telle date !”, je suis sûre que ça ne marchera pas. C’est ce qui nous est arrivé avec Takis et l’homme dans l’espace, personne n’en a parlé à l’époque – maintenant c’est rentré dans l’histoire de l’art – mais à l’époque on n’a pas eu ce que l’on escomptait13 ». Elle insiste sur l’entêtement de l’artiste qui n’a pas voulu suivre les prédictions de l’astrologue : « Il avait pris sa décision, rien ne pouvait le faire changer d’avis. Mme Privat, consultée en toute vitesse, déconseille formellement la date choisie. Elle suggère d’attendre le mois de janvier si l’on veut réussir auprès de la presse et du grand public14 ».
L’astrologue jouait surtout un rôle décisif dans le choix des artistes qui étaient exposés. De fait, avant de leur donner une réponse définitive, la galeriste soumettait les artistes à une forme de rite de passage, consistant en la réalisation de leur horoscope natal, avant l’établissement d’un autre comparatiste : confrontant les horoscopes de l’artiste à ceux d’Iris Clert. Ce matériel d’horoscopes composait des cartographies des ciels de naissances des artistes. Les savoirs interprétatifs d’Elzine Privat15 plaçaient l’artiste au centre, et développaient un propos fondé sur la fonction psychologisante de l’astrologie. Venait s’ajouter au regard d’Iris Clert sur les œuvres, la lecture de ces résultats d’études astrologiques. Par conséquent, la ré-observation des œuvres à partir de l’horoscope, lui rendait visible des aspects inhérents à la définition immuable de la personnalité de l’artiste. Ce processus perceptif se confond avec celui de l’astrologie, qui passe par plusieurs champs qui vivent en interdépendance les uns avec les autres. D’abord la nécessité d’un raisonnement par analogie, puis le recours à un décryptage du monde par des symboles – constituant l’essence même de la pratique, dont le zodiaque n’en est que le parfait exemple – et enfin, l’acceptation signifiante du lien subtil qu’elle tend à incarner entre le spirituel et le matériel.
FA Iris Clert défendait le néo-individualisme plutôt que l’esprit de clan, de quoi s’agit-il ?
SB Iris Clert place les choix des individualités d’artistes qu’elle expose dans sa galerie sous le signe de l’expérimentation et du pluralisme, arborant à chaque étape de sa carrière, une attitude de renouvellement perpétuelle. Ainsi, elle n’eut de cesse de vouloir se démarquer en opérant des ruptures avec ses contemporains et, les années passant, avec sa propre programmation. L’inauguration de sa première galerie en février 1956 avec les peintures de Dora Tuynman : « un monde végétal dont la morphologie subit des métamorphoses multiples16 » est en parfait décalage avec les œuvres qui étaient sur le devant de la scène artistique parisienne d’alors, dominée par la « seconde École de Paris » et marquée par la véhémence des débats autour des langages abstraits, partagés entre d’un côté, les tenants de l’abstraction chaude, informelle ou lyrique, et de l’autre les représentants d’une abstraction froide, géométrique dite aussi concrète. Des groupes se forment à coup d’expositions, de partis pris et de revendications. Premiers moteurs, les critiques d’art, suivis par les galeries qui affirmaient une orientation esthétique précise, en se spécialisant dans la promotion de l’une de ces abstractions. Pour s’imposer dans ce paysage artistique contemporain quasi bipolaire, Iris Clert refuse de céder aux dogmatismes des uns ou des autres, s’affairant à montrer la diversité de l’art de son temps, afin de révéler sa fécondité surprenante. Une telle posture lui permet de ne pas se laisser assujettir à une critique d’art, mais plutôt de se servir des critiques de toutes appartenances esthétiques, pour assurer la plus vaste audience à son espace d’exposition. Pour ce faire, elle s’entoure de nombreux critiques pour commenter les œuvres de ses artistes, parmi eux : André Verdet, Pierre Descargues, Michel Ragon, André Bloc, Charles Estienne, Louis-Paul Favre, Julien Alvard, Michel Conil-Lacoste, Alain Jouffroy, Claude Rivière ou encore Pierre Restany.
Ce parti pris pour le pluralisme, Iris Clert n’en dérogera jamais, jusqu’à affirmer encore implacablement dans les années 1970 : « L’art est comme un diamant à multiples facettes ; la spécialisation, c’est l’ankylose17 ». Un tel refus d’enfermer la programmation de sa galerie dans la définition d’une esthétique particulière n’a toutefois pas été toujours tenable, particulièrement durant la décennie des années 1960, marquée par un phénomène remarquable de spécialisation des galeries d’art contemporain parisiennes dans la défense d’une esthétique formelle distinctive : Denise René et l’abstraction géométrique, le Studio Facchetti et l’abstraction lyrique, Rodolphe Stadler et l’art corporel, la Galerie J et le Nouveau-Réalisme ou encore la galerie Ileana et Michael Sonnabend avec les avant-gardes américaines dominées par le Pop Art. Tant et si bien, que pour continuer à exister dans le monde de l’art, Iris Clert se retrouva dans la quasi-obligation, d’identifier et de définir la ligne directrice esthétique de sa galerie. C’est précisément sous la joue de cette pression contextuelle qu’elle a créée son néo-individualisme en 1965. S’il peut apparaît comme un pied de nez humoristique face à la prolifération de mouvements artistiques bien défini, il permet également à la galeriste de ne pas trahir ses convictions profondes et de mettre des mots sur l’éclectisme des œuvres qu’elle expose. Sa posture trouve une résonance avec des revendications bien plus anciennes, comme celles d’un Champfleury qui en 1857 écrit à propos du réalisme : « Tous ces mots en terminaison en isme, je les tiens en pitié, comme des mots de transition […] Je n’aime pas les écoles, je n’aime pas les drapeaux, je n’aime pas les systèmes, je n’aime pas les dogmes. […] Il m’est impossible de me parquer dans la petite église du réalisme, dussé-je en être le dieu18 ».
Déroutant, ironique et radical dans son affirmation des singularités artistiques, le « néo-individualisme » met à l’épreuve et engage de reconsidérer l’intégralité de la programmation de la galerie Iris Clert entre 1956 et 1982, à l’aune d’une relecture du temps des avant-gardes comparable à celle de l’accrochage des collections permanentes du Musée national d’art moderne en 2013 : Modernités plurielles, qui proposait une mise à distance nécessaire avec une histoire de l’art dominante de la modernité ayant : « laissé de côté ou minoré de nombreuses expressions individuelles ou collectives jugées hybrides, locales, tardives ou antimodernes19 ».
FA Il me semble que le public, la critique et peut-être même la recherche s’intéresse davantage aux artistes qu’aux personnes qui exposent leurs œuvres, les vendent ou les achètent. En quoi Iris Clert est-elle une figure hybride ? Préfigure-t-elle les postures actuelles de collectionneur-artiste ou artiste-curateur ?
SB L’intérêt pour les intermédiaires de l’art est grandissant depuis plusieurs années. Le public et la critique, manifestent une curiosité de plus en plus importante pour connaître « les coulisses » de la réussite des artistes et de leurs œuvres. Dans ce contexte, le marché de l’art et ses acteurs/actrices ne cessent pas de passionner. Pami ces intermédiaires de l’art, les collectionneurs/collectionneuses sont mis à l’honneur lors d’expositions nombreuses, à l’image de celle organisée en 2011 par la Rmn-Grand Palais, le Museum of Modern Art de San Francisco et le Metropolitan Museum of Art de New York, consacrée à la famille des Stein : Matisse, Cézanne, Picasso… L’aventure des Stein.
La recherche participe activement à ce phénomène de revalorisation des intermédiaires de l’art, avec une intensification notable de publications d’études sur le sujet depuis une vingtaine d’années. L’histoire de l’art n’a pas été la première discipline à s’attacher à analyser et interpréter les problématiques liées plus spécifiquement au marché de l’art et ses acteurs/actrices ; en France l’ouvrage de référence émane de la sociologie de l’art, avec la thèse pionnière de Raymonde Moulin : Le Marché de la Peinture en France20 . Plus récemment, peut être citée l’édition de l’ouvrage du sociologue Alain Quemin : Le monde des galeries. Art contemporain, structure du marché et internationalisation (CNRS éditions, 2021). Toutefois, ce sont les travaux de l’historienne Julie Verlaine qui ont joué un rôle considérable dans la nécessité d’écrire une histoire culturelle des galeries d’art au XXe siècle, afin d’affirmer leur rôle actif dans la promotion des artistes vivants et dans la mise en œuvre d’une reconnaissance de leur travail, par un contact étroit avec d’autres acteurs/actrices des mondes de l’art21. La recherche est toujours active dans ce domaine, une jeune génération enrichit les approches et les perceptives, comme la thèse en préparation de Olivia Delporte, qui, sous le prisme des réseaux de femmes dans l’art, axe ses travaux sur « les marchandes d’art à Paris dans l’entre-deux-guerres : Au cœur d’un réseau de femmes ».
Une exposition dossier organisée en 2020 dans l’accrochage des collections permanentes du Musée national d’art moderne, atteste spécifiquement de la diffusion auprès du public de l’importance des intermédiaires indispensables que sont les galeristes au sein de l’avant-garde, avec une présentation des archives des galeries d’art conservées à la Bibliothèque Kandinsky sous le titre : Galeries du 20e siècle22. Une salle dédiée à Iris Clert, réalisée sous le commissariat de Cristina Agostinelli, permettait d’apprécier l’inventivité et l’originalité des supports promotionnels, des vernissages des expositions et de la diversité des œuvres présentées dans cette galerie d’avant-garde.
L’activisme artistique d’Iris Clert peut effectivement ouvrir sur l’idée qu’elle est une figure hybride. Si elle se définissait elle-même comme une artiste, elle se rapprocherait davantage des postures actuelles de « l’artiste-curateur » plutôt que de celle de « collectionneur-artiste ». Pourtant, je ne suis pas en mesure de pouvoir dire qu’elle préfigure cette posture. Mon essai démontre plutôt la dimension performative d’Iris Clert. Aboutissement et limite de mon interprétation, je finis par démontrer que telle une performeuse, elle s’est réappropriée les œuvres des artistes exposés dans toutes les pratiques et productions de sa galerie, en renouvelant la définition de fonction du marchand d’art d’une part, et en se faisant elle-même héroïne puis l’œuvre de sa galerie, d’autre part.
FA Iris Clert se disait-elle féministe ? Quelle forme cela a-t-il pris dans son œuvre ?
SB Pour avoir longuement étudié le sujet dans mes recherches, on ne peut pas dire que Iris Clert se disait féministe, en revanche elle se considérait comme une femme libre et indépendante. Sa trajectoire personnelle rencontre celle de l’affirmation des femmes dans la société et le monde de l’art. En ce sens, la critique et historienne de l’art Aline Dallier-Popper, décrit la galeriste comme : « le type même de femmes nées autour du premier quart de ce siècle, encore marquées par les comportements psycho-sociologiques du siècle précédent, mais cependant déjà projetées dans la période de libération des femmes qui, sur le plan professionnel, en tout cas, fut pour elle-même une réalité23 ».
Il n’empêche qu’Iris Clert participe à un événement historique du féminisme, quand en avril 1971, allant à l’encontre de certains de ses principes les plus chers, elle se joint à 343 femmes pour signer le fameux manifeste « Je me suis fait avorter », publié dans le Nouvel Observateur24. En dépit de cet engagement fort, elle ne fut en aucun cas une féministe dans le sens militant du terme. Elle a davantage laissé l’image d’une femme entourée d’hommes, qui semblable à ses consœurs, nombreuses à exercer la profession de galeriste, ne s’étaient pas faites : « les militantes d’un art féminin, ni les militantes d’une visibilité des artistes femmes25 ». Une étude chiffrée de la totalité de la programmation des expositions individuelles organisées par Iris Clert entre 1956 et 1986, corrobore cet état de fait, puisque sur l’ensemble des expositions individuelles recensées (près de cent-cinquante), seulement quinze sont consacrées à des femmes.
Une exposition collective que la galeriste organise du 25 juin au 20 septembre 1974 sous le titre de Grandes femmes petites formats (sous-titrée « Micro-Salon 1974 »), vient contrebalancer ce constat. Il s’agit d’un accrochage qui réunit des œuvres de petites dimensions réalisées par 99 artistes femmes de générations, de reconnaissances et d’origines différentes. Dans le texte de présentation publié dans le catalogue de l’exposition, Iris Clert refuse toute assimilation de cette exposition au Mouvement de Libération des Femmes, se considérant elle-même comme pleinement libérée. Par conséquent, Grandes Femmes Petits Formats se révèle être, dans son acte, un modeste jalon de l’histoire d’un féminisme artistique, tout en reflétant à travers son discours les postures paradoxales d’Iris Clert.
L’implication de la galeriste envers les artistes femmes apparaît également à travers ses diverses collaborations avec Dialogue, groupe fondé par Andrée Marquet et Christiane de Casteras, en réaction à la destitution de la présidence de cette dernière de l’Union des femmes peintres et sculpteurs (association d’artistes femmes en France, fondée en 1881 par la sculptrice Hélène Bertaux). Dès lors, Dialogue propose des manifestations annuelles titrées Féminie, se destinant à s’ouvrir à des formes d’art plus avant-gardistes tout en établissant « une communication entre la création artistique et les autres professions, à l’aide de conférences et de rencontres – et en incluant le dialogue avec les hommes26 ». C’est d’ailleurs sous l’impulsion de ce groupe que s’accomplit en 1988 un Hommage à Iris Clert au Grand-Palais27. Dans la préface du catalogue de cette exposition, Christiane de Casteras et Andrée Marquet soulignent qu’« En 1975, année Internationale de la Femme, Iris Clert soutenait […] la création du groupe Dialogue […] [et qu’] à chacune des manifestations [du] groupe, des artistes d’Iris Clert comptaient parmi [les] exposantes. […] Dialogue, se devait donc de rendre hommage à celle qui n’a cessé de leur apporter son aide la plus amicale28 ». Il est vrai qu’un examen minutieux des catalogues des expositions du groupe, laisse voir la présence de nombreux artistes auxquels Iris Clert organisa des expositions individuelles. Louise Barbu demeure l’un des exemples les plus représentatifs. Cette dernière se souvient avoir été présentée à Christiane de Casteras par l’intermédiaire d’Iris Clert, ce qui lui permit d’exposer à plusieurs reprises avec Féminie-Dialogue, et même d’avoir représenté le groupe, pour avoir conçu la première de couverture du numéro 7 de la revue Plages, entièrement consacrée aux artistes de Féminie-Dialogue, et qui parut en décembre 1979, un an avant l’exposition individuelle qu’Iris Clert lui consacra29.
Il se profile à travers l’amitié qui relie Christiane de Casteras et Iris Clert, un réseau féminin, aussi informel qu’efficace. Ce dernier participe d’une réévaluation du soutien et des collaborations qu’Iris Clert réalisa en faveur des femmes artistes, tout en permettant de démontrer qu’à partir des années soixante-dix, elle s’ingénie à rendre plus visible cet aspect de son engagement. Même si elle s’efforce de préserver sa liberté en restant en marge, solidaire du groupe Dialogue, sans pour autant faire partie du bureau.
FA Bien sûr l’époque actuelle a sa singularité, néanmoins, est-ce qu’il y a des personnes ou des lieux qui vous inspirent et dont la pratique actuelle partagerait les enjeux de celle d’Iris Clert ? Qu’en est-il de son héritage dans le paysage culturel contemporain ?
SB Je m’en remettrais aux témoignages des unes des uns et des autres, qui, pour diverses raisons, se sont situés dans le sillage d’Iris Clert. Il s’agit majoritairement de femmes, parmi lesquelles deux galeristes ont affirmé au détour de leurs mémoires, l’importance de l’ascendance du parcours d’Iris Clert sur leur décision de devenir galeriste. Alors qu’Agathe Gaillard écrit avoir trouvé Iris Clert et Myriam Prévot « magnifiques, à l’aise dans leurs rôles, libres d’elles-mêmes30 », Sylvana Lorenz se revendique à plusieurs reprises en héritière directe, notamment en expliquant son intérêt pour les pratiques égocentriques et médiatiques qu’elle avait initié, jusqu’à déclarer dans l’émission Strip-Tease de France 3 qui lui fut consacrée dans les années 1990 : « Je suis la réincarnation d’Iris Clert31 ! » Plus récemment, Benoît Porcher expliquait dans ArtPress, qu’en 2007, quand Semiose éditions devient Semiose galerie, il n’y avait qu’un seul modèle qui le faisait rêver à l’époque et c’était la galerie d’Iris Clert : « qui a montré les meilleures et les pires œuvres avec bonheur et foi, avant que le temps ne fasse le tri32 ». Je lisais encore il y a peu de temps un article en hommage à Suzanne Tarasiève, dans lequel cette galeriste est comparée par Michael Werner à Iris Clert33.
Toutefois, s’il se traduit dans de telles vocations personnelles, l’héritage des pratiques d’Iris Clert me semble d’autant plus remarquable dans les formats d’expositions qu’elle expérimenta et qui pour certaines d’entre elles trouvent des résonances troublantes dans notre époque. Parmi elles, le Stradart – son poids lourd culturel (un camion aux parois transparentes – un prototype unique qui avait servi à montrer des groupes électrogènes. C’était un « Stradair » entièrement carrossé en altuglas, soldé par la marque Berliet à la galeriste, qui le transforma en espace d’exposition de 6 m de long sur 2,50 m de large : avec installation de cimaises et des spots en bivoltages, des stores filtrasol pour protéger les œuvres, et un plancher vitrifié en chêne). Ce dernier avait pour vocation de présenter l’art contemporain partout et à tous/toutes. Il y a quelques années, je l’avais comparé avec une autre structure expositionnelle itinérante destinée à des formes de démocratisations culturelles : à savoir le Centre Pompidou Mobile, inauguré par le CentreGeorges Pompidou à Chaumont en octobre 201134. Aujourd’hui, le Stradart pourrait être considéré au regard du Satellite imaginé par le Frac Franche-Comté : « un camion aménagé en galerie d’exposition qui a pour vocation d’aller à la rencontre des publics en faisant étape sur l’ensemble du territoire, afin de leur offrir un rapport direct aux œuvres35 ».
Puis, là où elle apparaît extrêmement audacieuse et qu’elle est probablement annonciatrice de pratiques qui nous sont contemporaines, s’est à travers la production de supports promotionnels très sophistiqués et la création de mises en scène originales de l’art, en s’appropriant les œuvres de ses artistes, qui devenaient ainsi matériaux créatifs. Elle s’est illustrée dans une pratique avisée de la communication et de l’événementiel, qui repose sur une maîtrise de l’art de la publicité et une aspiration à démocratiser l’accès à l’art, qui trouve peu d’équivalence en son temps. Et finalement, c’est son sens innovant du marketing artistique avant l’heure, qui retient plus largement notre attention contemporaine.
- Iris Clert, iris.time (L’Artventure) (1986), Paris, Denoël, 2003. Commander le livre ici ↩︎
- Valérie Dupont est maitresse de conférences en histoire de l’art contemporain à l’université de Bourgogne. Elle est une membre active du groupe de recherche « Création au féminin » (2006-2018) initié à l’université de Bourgogne sous l’impulsion de Marianne Camus et dont la plupart des travaux ont été publiés aux Editions Universitaires de Dijon. ↩︎
- Servin Bergeret, Iris Clert, galerie 3 rue des Beaux-Arts, Paris. (Le Vide, Le Plein, Les Méta-matics, L’impossible : 1956- 1960), mémoire de Master 1 en histoire de l’art contemporain sous la direction de Valérie Dupont, Dijon, université de Bourgogne, 2009. ↩︎
- Servin Bergeret, La Galerie Iris Clert, 28, rue du Faubourg Saint-Honoré, Paris 8e (1961-1971), à travers l’éditorial iris.time UNLIMITED. Entre tradition et avant-garde, mémoire de Master 2 en histoire de l’art contemporain sous la direction de Valérie Dupont et de Bertrand Tillier, Dijon, université de Bourgogne, 2010. ↩︎
- Servin Bergeret, Iris Clert (1918-1986) ; une galeriste singulière, thèse de doctorat, Bertrand Tillier et e Valérie Dupont (dir.), Dijon, université de Bourgogne, 2017. ↩︎
- Le jury était composé de Messieurs Thierry Dufrêne (Professeur d’histoire de l’art contemporain, université Paris-Ouest Nanterre – rapporteur et président), Itzhak Goldberg (Professeur émérite d’histoire de l’art contemporain, université Jean Monnet, Saint-Étienne – rapporteur), Arnauld Pierre (Professeur d’histoire de l’art contemporain, université Paris-IV Sorbonne), Bertrand Tillier (Professeur d’histoire contemporaine, université Paris 1 Panthéon Sorbonne – directeur) et de Madame Valérie Dupont (Maître de conférences en histoire de l’art contemporain, université de Bourgogne – codirectrice de thèse). ↩︎
- Ancien disciple de Georges Grudjieff, dont il traduit à partir du texte d’Ouspensky les Fragments d’un enseignements inconnu (1949) [Paris, Stock, 2002], Philippe Lavastine vécut en Inde plusieurs années, entre autres à l’Université hindou de Bénarès, et avait été le disciple des maîtres Pandit Motilal Sharma et Pandit Vasudeva Agrawala de Vânârasî, deux grandes autorités du symbolisme védique. Pratiquement rien ne subsiste de la pensée de cet homme, qui œuvra pourtant toute sa vie à l’élaboration d’un livre resté inachevé. En témoin privilégié, Tara Michaël tirera en 2007 un recueil de notes publié sous le titre « Le baiser au Dragon », composant la seconde partie de son ouvrage en hommage à Philippe Lavastine, « Le baiser au Dragon », Tara Michaël, Des Védas au Christianisme – Hommage à Philippe Lavastine, Montélimar, Signatura, 2009,pp. 125 – 167. Commander le livre ici ↩︎
- Veuve de l’astrologue Maurice Privat (1889-1949). Parmi les publications resté les plus célèbres de ce dernier, l’ouvrage d’initiation à l’Astrologie : L’Astrologie Scientifique à la portée de tous, publié pour la première fois en 1935 chez Grasset. ↩︎
- Iris Clert, iris.time and life: mémoires sonores d’Iris Clert (six cassettes audio), Paris, galerie Iris Clert, 1975, cassette n°1. ↩︎
- Iris Clert, Démarches, une émission présentée par Gérard-Julien Salvy, entretien avec Iris Clert, France culture, 17 février 1979 (première partie), 24 février 1979 (deuxième partie). ↩︎
- Iris Clert, Iris time and life…, cassette n°1. ↩︎
- Iris Clert, iris.time and life…, cassette n°4. ↩︎
- L’Impossible ou l’homme dans l’espace, Takis Vassilakis, Paris, Galerie Iris Clert, 3 rue des Beaux-Arts, 29 et 30 novembre, 1960. ↩︎
- Iris Clert, iris.time (l’Artventure), Op.cit., p. 239. ↩︎
- Elzine Privat rédigeait les articles de la rubrique « Scop-horoscope » du bulletin d’information de la galerie : iris.time UNLIMITED. Chacun de ces textes s’organisaient en plusieurs temps, avec une présentation introductive annonçant : signe, ascendant, et l’interprétation des traits de caractères qui en résulte. ↩︎
- Claude Rivière, texte carton d’invitation exposition Peintures, Dora Tuynman, Paris, Galerie Iris Clert, 3 rue des Beaux-Arts, 2 au 20 février 1956. ↩︎
- Iris Clert, (L’artventure)…, p. 204. ↩︎
- Champfleury cité par Bruno Foucart, Courbet, Paris, Flammarion, 1995, p. 40. ↩︎
- Catherine Grenier, « Le monde à l’envers ? », Modernités plurielles 1905-1970, cat.expo. (Paris, Centre Gerorges Pompidou, 23 octobre 2013 au 26 janvier 2015), Paris, Centre Georges Pompidou, 2013, p. 16 ↩︎
- Raymonde Moulin, Le Marché de la Peinture en France, Paris, Les Editions de Minuit, 1967. ↩︎
- Julie Verlaine, Les Galerie d’art contemporain à Paris. Une histoire culturelle du marché de l’art, 1944-1970, Paris, Publications de la Sorbonne, 2012 ↩︎
- 20 galeries du 20e siècle, France 1905-1970. Hors-série 2020 : Les Cahiers du Musée national d’art moderne, Paris, Centre Georges-Pompidou, 2020. ↩︎
- Aline Dallier-Popper, « Iris Clert, la messagère de l’art », Hommage à Iris Clert au Grand Palais, (Paris, Grand Palais, du 4 au 30 juin 1988), Paris, Dialogue – U.F.P.S. et Venizelos, 1988. n. p. ↩︎
- Manifeste des 343 : « Je me suis fait avorter », Nouvel Observateur, Paris, 5 avril 1971. ↩︎
- Catherine Gonnard et Elisabeth Lebovici, Femmes artistes/artistes femmes. Paris de 1880 à nos jours, Paris, Hazan, 2007, p. 258. ↩︎
- Fabienne Dumont, Des sorcières comme les autres. Artistes et féministes dans la France des années 1970, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2014, p. 95. ↩︎
- Hommage à Iris Clert, cat.expo. (Paris, Grand-Palais, du 4 au 30 juin 1988). ↩︎
- [et précédents] Christane de Casteras et Andrée Marquet, « Préface », Hommage à Iris Clert…Op.cit., n.p. ↩︎
- Voluptés vagabondes, Louise Barbu, Neuilly-sur-Seine, le C.A.R.A.T., 19 rue Madeleine Michelis, 17 mars au 10 avril 1980. ↩︎
- Agathe Gaillard, Mémoires d’une galerie, Paris, Gallimard, 2013, p. 8. ↩︎
- Sylvana Lorenz, À nous deux, Paris !, Paris, Flammarion, 2003, pp. 156-157 ↩︎
- Benoît Porcher, propos recueillis par Anaël Pigeat, « portrait : Semiose éditeur et galerie d’art », ArtPress– archives numérisées, 20 décembre 2013. URL : https://www.artpress.com/2013/12/20/portrait-semiose-editeur-et-galerie-dart/ ↩︎
- « Suzanne Tarasieve entretient des rapports privilégiés avec ces artistes, si bien qu’elle peut réunir des œuvres d’exception, comme lors de la récente exposition Tout peintre se peint lui-même (2021) qui a rassemblé les travaux de Penck, Baselitz, Höckelmann, Immendorff, Katz, Kirkeby, Lüpertz et Polke. Elle dialogue aussi avec les galeristes phares de cette mouvance, comme Michael Werner, qui lui dit : “Vous me faites penser à Iris Clert.” Je n’ai pas connu personnellement la galeriste du Plein et du Vide mais ce rapprochement me semble assez juste. », Richard Leydier, « Flashback : “Suzanne Tarasieve, vocation galeriste” », ArtPress– archives numérisées, n°491, septembre 2021. URL : https://www.artpress.com/2023/01/05/flashback-suzanne-tarasieve-vocation-galeriste/ ↩︎
- Servin Bergeret, « Du STRADART d’Iris Clert au Centre Pompidou Mobile. Expositions et Nomadisme “institutionnel ” », Histoire(s) d’exposition(s) – Exhibitions’ Stories, Hermann, Paris, 2016, pp. 211 – 221. ↩︎
- « Le Satellite », site officiel du Frac Franche-Comté, URL : https://www.frac-franche-comte.fr/fr/le-satellite ↩︎