« Je n’ai plus peur du noir » : le titre du dernier livre de Julien Magre pourrait être celui d’une comptine enfantine, et pour cause. Ce sont les mots prononcés par une enfant hospitalisée, qui parvient malgré tout (ou grâce à ce contexte ?) à conjurer ses peurs.
L’ouvrage est recouvert d’un calque fragile comme l’histoire qu’il raconte, la leucémie de la fille du photographe disparue à l’âge de sept ans. Ce calque scelle un récit en images des plus intimes, pudiques et justes.
Pas de texte dans ce livre silencieux de deuil, juste un petit prière d’insérer imprimé sur une minuscule page volante – tel un avis de décès – qui nous renseigne sur les circonstances tragiques de son élaboration :
« Le 25 décembre 2014, je fais des photographies ce matin-là, en Corrèze. Le lendemain, nous apprenons, suite à une analyse de sang de routine, que Suzanne, notre fille de 7 ans, est atteinte d’une leucémie. Elle est rapatriée le 29 décembre à Paris, à l’hôpital Trousseau.
À partir de ce moment-là, je photographie Suzanne à l’hôpital, à la maison…
Nous décidons, elle et moi, de faire un projet ensemble sur les objets de l’hôpital,
les jouets de la maison, son quotidien.
Je lui propose que l’on fasse un livre tous les deux, elle veut bien.
Je lui dis que la dernière partie du livre sera la sortie de l’hôpital, sa guérison,
les grandes vacances… la vie qui reprendra.
Elle n’a pas guéri. Elle est partie le 25 juin 2015.
Je décide de photographier les vacances, sans elle.
Le livre a été imprimé le 26, 27 et le 28 juillet 2016 en Italie.
Julien Magre, septembre 2016 »
Sur le calque qui recouvre la couverture blanche figurent seulement les noms du photographe et de sa fille Suzanne, et le titre.
Comment définir le style photographique de Julien Magre ? La critique Léa Bismuth écrit fort justement à propos de son livre Caroline histoire N°2 (éditions Filigranes, 2010), qui mettait déjà en scène sa famille : « Ces images sont autobiographiques certes, mais on pourrait dire que le fait même de photographier sa vie revient à la mettre en fiction, à l’élargir. C’est comme si la vie était amplifiée, c’est-à-dire rendue plus intense et plus riche par l’intervention du medium photographique. »
Les photographies catarsisthiques de « Je n’ai plus peur du noir » sont divisées en trois cahiers.
Dans le premier cahier en couleur, mais quasiment monochromatique, l’une des premières images prises en Corrèze montre une maison perchée dans un arbre comme aiment à en construire et habiter de leurs jeux les enfants. Les tirages sont denses, l’atmosphère est mystérieuse, comme si l’on pénétrait pas à pas dans un conte : images de chevaux et d’arbres se succèdent. Le cahier se ferme sur un portrait frontal de la fillette avant son hospitalisation.
Le deuxième est en en noir et blanc ; il montre Suzanne et ses objets quotidiens, ses jouets, des portraits en plans souvent serrés de sa mère et de sa sœur pendant le traitement de sa maladie. Le style des photographies est plus constatif, la lumière toujours aussi irréelle, mais différente, le grain est ici plus discret, remplacé par des contours plus lisses, précis, d’une froideur presque minérale. Pourquoi recourir au noir et blanc ? Afin de mettre à distance une réalité cruelle, difficile à accepter ? De tenter de la neutraliser ?
Le troisième, en couleur à nouveau, dévoile les photographies en famille d’après le décès, les « vacances, sans elle » qui retrouvent une luminosité « normale » : une ultime image de mer granuleuse ferme l’ouvrage mais ouvre peut-être vers tous les possibles. Ou est-ce au contraire l’image d’une béance impossible à refermer ?