Je suis du bord

Heidi Ballet, présente dans quatre salles contigües de la MABA, , l’installation vidéo Je suis du bord de Patrick Bernier et Olive Martin, des expériences croisées d’immersion au sein du Mémorial de l’abolition de l’esclavage à Nantes et dans la vie à bord d’une croisière en Méditerranée.

« Wait ». La pluie bat le plancher. En surtitre, l’interpellation incomprise, lancée de la lisse ouvre le dialogue, entre James Wait, Le Nègre du « Narcisse » et M. Baker, l’officier en second. Comme filmée de la passerelle d’un navire en partance, la vidéo Devins ensemble ouvre l’enfilade intérieure des salles de la MABA. « Je suis du bord. / Ah, oui ; c’est exact ». Wait affirme son nom, comme, après 1848 en Martinique et en Guadeloupe, les « nouveaux libres » dans les registres d’individualité. Nous ne sommes pas à Bombay, mais sur les quais de la Loire. Eaux sombres du fleuve. Dans le livre de Joseph Conrad, Wait, Jimmy pour l’équipage, ne termine pas le voyage de retour. Il n’y eut pas non plus de voyage de retour pour les esclaves africains transportés sur les navires négriers affrétés à Nantes.

Les eaux de la Loire, entre les piliers de soutènement. De l’esplanade du Mémorial de l’abolition de l’esclavage, quelques visiteurs pénètrent le passage souterrain, embarquent dans le Mémorial. La caméra les suit, les centre, de dos, dans la travée, entre le fleuve et les panneaux de verre, arrêtés, absorbés dans la lecture des titres, des textes, des noms, des mots en fond de plan – dont certains sonnent presque comme les noms des navires négriers partis de Nantes à la fin du XVIIIe siècle et inscrits sur les stèles du Mémorial -. Pauses : « Toute vie humaine est une vie », « I have a dream », « libèté / liberté », « révolte », Peau noire, masques blancs (Frantz Fanon), « intolérable »…
Plan fixe sur les caméras de surveillance du Mémorial. Évocation, en surtitres, d’une autre croisière. 1946, entre Fort-de-France et Le Havre, sur le « Colombie ». « Ne sens-tu pas ce qui roule là dans les abîmes […] Les emboulettés, tous ceux-là qui avaient été embarqués pour une destination dont ils n’avaient pas idée, mais qui n’eurent pas la chance ou le malheur de traverser vraiment, attachés de boulets, morts ou vifs, pour racler en éternité le fond de l’océan. » (Glissant 1993). Les eaux sombres de la Loire et les structures du quai et du Mémorial : « Vous ne sentez donc pas qu’ils nous regardent par dessous ? »
Jeux de contrepoints, à distance variable, entre les visiteurs du Mémorial, leurs sentiments – recueillement, oppression, détachement… -, les protagonistes des deux récits, la façon dont ils perçoivent les autres et dont ils sont perçus : « L’indignation et le doute s’étreignaient en nous, foulant dans leur joute les plus délicats de nos sentiments » (Conrad 1897) ; « [tâchons d’aller titiller vers ces créatures du pont supérieur, qui rêvent de nous tenter mais qui n’osent pas regarder vers nous, c’est de peur que leurs vieilles das ne les grondent » (Glissant 1993).

Le parcours filmé du Mémorial, comme les citations de Joseph Conrad et d’Édouard Glissant, qui mettent en scène des personnages perçus comme singuliers par leur couleur de peau, parlent d’un après, la colonisation, l’esclavage, l’abolition, où les dialogues et le silence sont hantés d’histoire et de mémoires mêlées, aussi d’absence, de refus et de refoulé de mémoire.
La musique de Charrier, Secq et Durand, comble l’enfilade des premières salles de l’exposition, sans qu’on puisse la lier au montage et aux installations vidéo, elle « agit comme la maladie qui renverse le rapport de sujétion ». La maladie de James Wait, autorisant des brèches dans les échelles de valeur et la hiérarchie du bord, l’avait conduit à la mort. L’équipage l’avait « livré aux profondeurs » par un sabord arrière du « Narcisse » au large des Açores. Le mal de mer rendait ostensibles les stratifications sociales et spatiales du « Colombie » et permettait par là-même de transgresser l’ordre et les distinctions.
Le paquebot « MSC Opera » cabote le long de la côte croate, croise à quelques courtes encablures du pont Franjo Tudjman, surcharge de sa démesure le port de Venise. Ralenti, plan fixe, arrêt sur image, défilement. Les passagers, classe moyenne embarquée par les offres promotionnelles des compagnies, marchent, traversent les ponts, participent, dansent, s’accoudent, photographient, filment. Caméra subjective, en léger retrait, plans denses, les passagers de dos ; plans plus vacants des espaces du navire où s’affairent les personnels de service et les ouvriers d’entretien, se dessinent d’autres hiérarchies entre touristes et travailleurs à bord et entre les différentes catégories de personnels.

Mixage et découpage en six chapitres. La musique, préexistante, semble conduire le montage : « Le cœur qui bat ». La croisière des échecs, l’image jeu sur un écran, en plusieurs langues. Les activités de loisirs se succèdent comme des rituels de la vie à bord, guidés par l’équipage, en une sorte de renversement des rôles. Insouciante docilité des croisiéristes, quiétude assumée de la vie à bord. Pourtant certains plans, comme celui du jeu du drap – un carré de toile blanche sur lequel se serre le plus grand nombre possible de passagers – résonne en une multiplicité d’autres images d’actualité, les canots hors d’âge et d’état surchargés de migrants, irradiés de l’Europe, sauvés sous les fourches caudines – les passagers sortent du drap, décomptés sous une courte haie d’honneur de l’équipage – des marines et des États européens ou condamnés à racler le fond de la mer au rendez-vous des emboulettés. Plans fixes sur les horloges et les caméras de surveillance du paquebot en écho à celles du Mémorial.

Les auteurs sont à bord. Ni commentaire, ni critique. Absence d’ironie, ils « ne sont pas différents de ceux qu’ils filment ». Ils cherchent, dans les hors champs en correspondances multiples, « à tracer ce qui ressurgit de cette histoire » en chacun de nous, dans notre présent et avec nos référence, nos mémoires plus ou moins brisées. Le Mémorial, lieu de mémoire, témoignage d’un passé reconnu sinon assumé, est aussi un des atouts touristiques de Nantes : « Tout événement vient au monde par deux chemins : le chemin des faits, et le chemin du retour, où les faits se transforment en chansons, paraboles, mythes, blagues, proverbes, prophéties, images, rites. » (Kossi Efoui, « Quatre méditations sur ce qui reste », in Catalogue)