Pour le 76e anniversaire du rendez-vous annuel de l’abstraction internationale au Parc floral de Vincennes, le Salon des Réalités nouvelles expose près de quatre cents artistes. C’est dire, dans ce salon animé par un collectif d’artistes présidé par Olivier Di Pizio, la diversité des abstractions confrontées, la vitalité des chemins et des interrogations frontales ou en détours d’une esthétique d’exploration qui conjugue la rupture nouvelle et l’héritage du XXe siècle.
La rigueur de l’accrochage invite à une déambulation fluide de découvertes variées, où les visiteurs, comme les artistes, ont le loisir souple de confronter les œuvres, de s’approcher ou de prendre de la distance, de multiplier les regards, d’échanger en dialogues fructueux et argumentés.
Cette année, le salon est réduit à trois jours. Signe d’un horizon fermé ? Le salon est-il menacé par l’art-spectacle et publicitaire, inquiété par les nouvelles orientations des politiques publiques, mis en cause par des institutions et un mécénat à la poursuite d’image et de rentabilité ? Il est aujourd’hui certain que le présent n’est plus aux associations d’artistes fondées sur une philosophie de la solidarité et du bénévolat, animées par le rêve d’une recherche esthétique ouverte à la construction d’un monde plus égalitaire dans le respect et l’accueil de l’autre.
L’équipe du salon fait face en continuant à accroître et diversifier la diffusion des pratiques contemporaines. Elle amplifie son ouverture, en dialoguant avec l’imaginaire scientifique du collectif Labofactory, en rendant hommage à Carlos Cruz-Diez et Michel Humair ; elle accroit les confrontations créatrices avec les artistes étrangers, Monténégrins (Budva), Chinois (Beaux-Arts de Luxun, Shenyang) ; elle donne la parole aux jeunes artistes, encore en formation. Aujourd’hui et toujours, « […] il faut tout inventer. Quelle merveille ! » (Carlos Cruz-Diez, 2017).
Le prix de lacritique.org a été attribué cette année à Jean-Baptiste Isambert pour Inflexion, de la série Pantomime (2019). Il y a, dans ces deux mots, la complexité élémentaire de la démarche du photographe ; plus encore, peut-être, la question même de la photographie, image du réel ou réel de l’image.
Formé aux pratiques sociales ritualisées de la photographie, l’artiste se dégage de leurs contraintes en recherche de la liberté d’une pratique méditative, l’appareil comme objet d’expérience esthétique, comme terrain d’une poétique de l’abstraction.
Dans la pantomime, il y a l’image et le geste, le geste d’un et de tous, un temps où les points de vue fragmentés s’assemblent dans un tableau, un pas de danse, un silence qui s’infléchit, dévie, se courbe. Et l’imagination sollicitée de ceux qui regardent, l’intensité d’un échange sans parole.
Passionné par ce qui fait paysage, des reflets sur une pierre, de l’éclat d’une écorce, jusqu’à tout ce que l’œil embrasse, le photographe parcourt le massif des Bauges, où il habite, le regard inventif aux formes et aux couleurs. Il médite sur les contrastes d’ombres et de lumières. Il en fait sa « palette », réécrivant, dans une généalogie revisitée du pictorialisme et de l’impressionnisme (« Sur le motif », 2019), les débats de la photographie et de la peinture, réactivant les controverses du sujet et de la forme, de la figuration et de l’abstraction.
Dans la montagne proche, le paysage lui est une sensibilité visuelle en latence (« Paysages Imaginaires » 2018). Là se situent les paradoxes féconds de la démarche de Jean-Baptiste Isambert. La frustration portée par une photographie empreinte du réel, l’impossibilité d’un point de vue multiple dans l’unicité de l’image, le conduisent à se démarquer de la représentativité, à déstabiliser la relation usuelle avec le sujet et expérimenter le référent, à mettre en cause la pose, tout en revendiquant l’authenticité de la prise du réel.
Muni de son boitier numérique, le photographe travaille à main levée. Le cadrage est mouvement. Les contrastes de lumière pressentis ou rêvés, le geste seul compose l’image en une prise dans un tropisme lumineux, la quête d’une émotion visuelle. Manière aussi de s’attacher au réel, au mouvement de la nature vers le soleil, de déranger les temporalités. La photographie est autant une pratique du corps que de l’œil.
La démarche a son histoire et le photographe la revendique dans son chemin expérimental vers l’abstraction (« Phototropisme » 2017) depuis les « Tableaux Élémentaires » (2011-2014). Ne fait alors paysage que ce que la photographie crée ; nulle découpe d’un être-là qui se donnerait aux points de vue qu’il n’y aurait qu’à cadrer pour le représenter. La subversion de la technique en laboratoire poétique instruit un nouveau mode de compréhension du réel en adéquation avec les valeurs de rupture, historiques et actuelles des « Réalités nouvelles ».
Le photographe prend le risque d’une rencontre du hasard et de l’intention. Il accepte d’être surpris par le geste du déplacement vers la lumière, explorant ainsi les frontières de la forme et du flou, de l’image fixe et de l’image mouvement. La photographie de l’apparition est image d’un entre-deux, de la représentativité et de l’abstraction, un rapport de présence infléchi à la réalité où la photographie est elle-même le réel.
Dans ce processus de distanciation, de transcription de ses réflexions et de sa méditation sur le paysage, de partage d’une réalité méditative, le regardeur invité à entrer dans l’image et passer dans son au-delà, à penser des horizons, imagine le doute de ce qu’il voit et de ce qu’il ressent. Il saisit un fragment de réalité, le mystère d’un paysage de liberté à la fois extérieur et intérieur à construire.