Jean-Louis Delbès, l’art se conjugue au présent et au passé

La réouverture de la Galerie Béa-Ba Marseille, à une nouvelle adresse, a choisi pour son ouverture de redonner à voir quelques-unes des créations de l’artiste marseillais Jean-Louis Delbès, décédé en 2004. Cette judicieuse initiative permet de confronter les visiteurs avec une sélection d’œuvres produites par l’artiste entre 1987 et 2004. Pour ceux qui connaissaient déjà les qualités singulières du créateur, la diversité des productions n’étonne pas. Pour ceux qui découvrent cette recherche, la première originalité de ces créations plastiques réside dans la diversité de leurs approches. Jean-Louis Delbès apparaît comme un plasticien cultivé : il connaît très bien l’histoire de l’art antérieure et, à partir de là, il entre à son tour dans une recherche expérimentale novatrice. 

Cette relation aux artistes du passé, il en fait le sujet de ses poteaux indicateurs, qui flèchent nombre d’artistes comme des directions vers lesquelles regarder ou même des voies à explorer. Dans l’exposition, trois toiles flèchent multiplient le regard vers des sélections d’artistes antérieurs : l’une est consacrée à six artistes femmes. Quatre d’entre elles sont bien connues (Pane, Khalo, 0 Keeffe, Cahun) mais les trois autres incitent à des reconnaissances plus particulières comme l’Américaine Carolee Schneemann (1929-2019) ou la Russe Lioubov Popova (1889-1924) ou encore la Russo-Ukrainienne Alexandra Exter (1889-1924). Delbès signale à la fois de possibles influences pour lui et, en bon professeur qu’il fut, il nous incite à aller visiter les créations de ces artistes remarquables mais moins connues. Un autre tableau avec des artistes fléchés est consacré à des créateurs masculins. Cette fois le poteau support ne s’incline plus du fait du poids de la notoriété mais se dresse fièrement dans l’encolure d’une chemise masculine : en lieu et place de la tête figurent les six panneaux fléchés. Eux aussi couvrent une période historique très vaste : Paolo Ucello est mort en 1475 et Franz Hals 1666, tandis que Luciano Fabro (1936-2007), l’un des artistes majeurs du mouvement Arte Povera, était encore vivant lors de la réalisation de cette peinture par Delbès en 2003. La diversité et la notoriété des artistes signalés par les directions indiquées sur ces peintures montrent combien la richesse de l’histoire de l’art présente ou passée offre aux jeunes générations d’artistes peintres une grande liberté pour produire de nouvelles œuvres sans suivre une quelconque chapelle particulière.

Sans titre, 2003, 130 x 130 cm
Sans titre, 2003, 130 x 130 cm

Jean-Louis Delbès a exécuté ces deux peintures fléchées directement au pinceau sans dessin préparatoire même pour les lettres ; cela montre une vitesse d’exécution très différente de ce qui se passe sur d’autres peintures comportant du texte. Il faut le dire d’emblée, cet artiste fut un excellent peintre lettriste : il est inventif dans ses compositions et il dessine très bien les différents corps des lettres. Qu’elles soient avec empâtements ou de formes bâtons, il prend parfaitement en compte les espaces entre chaque lettre. Cela se remarque particulièrement dans les œuvres sur papier de cet accrochage. La première « Sans titre », 57 x 42 cm, 1989, rappelle les noms des villes italiennes connues pour leur importance dans l’histoire de l’art ; on y remarque un bel effet gravure sur bois ou sur lino. La seconde a été réalisée la même année, le format est plus grand 75 x 57 cm et l’image est constituée de trois rangs de trois de mots dans des polices avec des factures différentes et des couleurs nouvelles. L’ensemble est très réussi, surprenant mais harmonieux dans sa diversité et l’organisation spatiale proposée. Des pseudos effacements par superpositions partielles installent une profondeur fictive et surtout ils laissent au final le visiteur libre de son interprétation personnelle.

Sans titre, vers 1989, 57 x 42 cm
Sans titre, vers 1989, 75 x 57 cm

Le travail de la mise en place d’espaces aux profondeurs fictives dans l’étendue plane d’un support est assurément une des recherches essentielles auxquelles se consacrait Jean-Louis Delbès. Et il y réussissait très bien. 

Pour un peintre expérimenté il y a plusieurs manières de produire des effets spatiaux sur des supports plans. Cela va varier durant la carrière en fonction de ses expériences à l’atelier et de ses regards portés sur les travaux des différents artistes présents ou passés dont il rencontre les œuvres. Un premier exemple pourrait être la peinture de grande taille (223 x 192 cm), datée 1987, intitulée Fade Away, qui accueille le visiteur entrant dans la galerie. Elle est construite sur deux grands triangles imbriqués malgré l’opposition des teintes : grise et presque lisse pour l’un, tandis que pour l’autre la couleur brune est diversement travaillée au couteau. Les deux imposantes flèches noires, elles aussi laissant voir les traces d’exécution, entraînent le regard vers les deux coins inférieurs pour « disparaître », comme le signale le titre. Ce qu’écrivait en juin 2000 Jean-Louis Delbès semble convenir parfaitement aux peintures de cette période : « La question n’est pas de savoir quoi peindre, mais comment. Il s’agit d’expérimenter un rapport conflictuel et éloquent avec la surface, d’exiger un détraquement du temps, d’évacuer les dimensions usuelles, de dilater les perceptions. Dans ce “hors nous” je prends le risque de l’obscurité. Ce qui est la cause, la genèse, se situe en dehors du tableau, en dehors du cadre. »  Ces pertinentes formulations peuvent aussi concerner d’autres créations présentes dans cette exposition comme Sans titre, 1995. Celle-ci est également un assez grand tableau (175 x 124 cm). D’autres recherches avec des figures semblables sur des toiles plus petites sont également présente dans cette exposition ; esquisses ou variations ? Chaque fois on remarque une grande figure volumique avec des parties sombres et d’autres claires comme soumises à un éclairage zénithal ; le tout se détache du fond gris. En avant vers le plan du tableau s’entrecroise deux lignes bleues, elles-mêmes agrémentées de neuf espèces de bâtons jaunes et noirs. Le tout installe un espace pictural créant une pseudo profondeur. Là encore relisons ce qu’en dit l’artiste : « Mes intentions ne sont que des intermédiaires, comme pour donner une chance à autre chose d’apparaître. Susciter le décentrement, la prolifération, le débordement. » Parce qu’il y réussit très bien l’œil du regardeur peut ensuite longuement se promener à plaisir dans toutes les directions de ces fictions spatiales. 

Fade away, 1987, 228 x 192 cm
Sans titre, 1995, 175 x 124 cm

C’est aussi ce qui nous est donné d’admirer dans les deux tondi de 59 cm datant de 1996. Une des singularités de ces œuvres est d’adjoindre à une composition abstraite des éléments qui semblent figurer plusieurs instruments sonores de la famille des trompettes droites. Ceux-ci viennent se superposer à d’autres éléments formels à la plasticité simple : carrés en damiers, cercles ou sphères, etc.  Peut-être cette figure iconique est-elle un souvenir repéré dans une peinture ancienne. Par exemple chez Paolo Ucello un des artistes du passé cité comme direction à suivre. On peut remarquer dans certains tableaux du maître comme Le miracle de l’hostie profanée 1467-1469 de telles figures. Cela reste une interprétation bien sûr ; Jean-Louis Delbès nous manque pour pouvoir l’affirmer.

Sans titre, 1996, diamètre 59 cm

La production plastique de cet artiste fut très riche et diverse. La présente exposition tente de montrer aussi quelques créations volumiques de dimensions modestes : entre 25 et 80 cm dans leur plus grande mesure. Avec des matériaux divers, bois, cartons, filets, morceaux de plastique récupérés ou emballages publicitaires, l’artiste s’avère un astucieux bricoleur. Si elles sont « sans titre », il serait très facile de les nommer, tellement la présence textuelle est visuellement importante mais conceptuellement non explicite. C’est le cas pour Revasserie, ce mot est accroché comme une enseigne au sommet d’un échafaudage bricolé. Indique-t-il un projet architectural pour un futur lieu ou juste une incitation à rêvasser devant cette œuvre et d’autres créations de l’expo ? On apprécie aussi à l’occasion son humour également présent, mais plus tragiquement, dans l’image choisie pour le carton d’invitation : une main repliée dont l’index devenu tubulaire tire un coup de feu vers le sol.

Révasserie, 2002-2004, 62 x16 x 9 cm

Delbès ne cherche pas à copier la nature, en travaillant sa peinture il en réinvente une autre. Il ne se contente pas de ses effets de matières, il intervient avec des signes ou des écritures qui détournent de la séduction que ceux-ci pourraient opérer. Ces interventions dans le final de l’œuvre jouent sur les deux plans, plastique et conceptuel. Les mots ou les signes qui arrivent au premier plan installent une profondeur fictive et, comme on a essayé de le dire, la peinture gagne en effet d’espace et dans le même temps elle acquiert une complexité idéelle.