L’exposition qui se tient au Centre Pompidou jusqu’au 20 avril pour titre Rétrospective. Elle présente donc chronologiquement les diverses productions de cet artiste américain qui aura 60 ans cette année. On peut y découvrir de nombreuses créations tridimensionnelles mais aussi une grande quantité de productions picturales. Alors que les magazines artistiques français ayant édité des numéros spéciaux à cette occasion proposent essentiellement des reproductions des sculptures, je vais essayer, dans cet article, de dire tout l’intérêt qu’il peut y avoir à s’arrêter un temps devant les créations bidimensionnelles.
L’orientation fortement majoritaire de cet artiste vers les productions volumiques se retrouve aussi dans le dossier de presse de l’exposition. La disponibilité d’images accordée par le musée a sans doute participé aux choix iconiques des magazines. Il est vrai que les créations sculpturales de Jeff Koons sont spectaculaires et propres à faire réagir autant les feuilleteurs de journaux que les visiteurs pressés de l’exposition. En s’intéressant aux autres ouvrages de la librairie on s’aperçoit que de grandes galeries étrangères, comme les galeries Max Hetzler, Berlin ou Gagosian, Los Angeles, ont organisé des expositions consacrées spécifiquement aux productions picturales de l’artiste. Les choix des uns et des autres orientent les regards du public soit vers le spectaculaire, soit vers des propositions plus complexes.
Dans l’entretien avec Bernard Blistène figurant dans le catalogue, Jeff Koons cite deux noms d’artistes de Chicago qui l’ont influencé au démarrage de son œuvre. Nous notons que ce sont des peintres : Jim Nutt et Ed Paschke. Précisons que si la grande majorité des créations picturales sont réalisées avec de la peinture à l’huile, il y a peu de chance que l’odeur de la térébenthine imprègne les vêtements de l’artiste puisque, comme pour le reste de ses créations, celui-ci délègue l’exécution de ses créations à des « artisans » choisis pour l’excellence de leurs savoir-faire techniques. L’atelier de Koons emploie 128 personnes — 64 pour les tableaux, 44 pour les sculptures, 10 pour le numérique et 10 dans l’administration — sans compter les consultants extérieurs.
Les œuvres peintes de la série Célébration témoignent des changements intervenus dans la pratique à partir de 1995. Dans la série Made in Heaven — celle figurant ses ébats avec la Cicciolina — le passage de la photographie à la toile se faisait à partir de procédés de reproduction mécanique comme la lithographie ou la sérigraphie. Pour les œuvres bidimensionnelles de la série Célébration, la réalisation des peintures a été faite à la main par des assistants, à partir d’un montage d’images qu’il s’agissait de reproduire le plus parfaitement possible à l’aide d’un système de coloriage par numéros. Les sujets évoquent la fête et les jouets d’enfants. Séduit par la qualité de ces photographies réalisées, à la demande d’un galeriste, pour un calendrier, Koons choisit de réaliser à partir de certaines d’entre elles des peintures de grandes dimensions. Play-Doh(1) mesure 333,4 x 282,5 cm et reprend la composition usuelle de cette série : un élément central, un gâteau de pâte à modeler multiplement coloré, placé sur un fond de papier brillant, aluminium froissé, dans lequel se reflètent les différentes parties du modèle central. Jeff Koons réussit le prodige d’associer l’hyperréalisme et l’abstraction. Si de loin les jouets (Balloon Dog) ou les fleurs (Tulips) se distinguent, dès que l’on s’approche de l’œuvre, les jeux de reflets multiples nous conduisent à un parcours sans repères dans des espaces colorés de faible profondeur. Les juxtapositions des éléments iconiques et zones colorées agréables à regarder sans être identifiables disent bien la réalité abstraite de toute peinture.
Dans des productions picturales ultérieures, série Easyfun Ethercal, l’artiste va multiplier ses sources iconiques et complexifier ses montages d’images. Les photographies de fragments de corps, de végétaux, de vêtements, de grilles ou de résilles sont découpées et assemblées en compositions complexes sur ordinateur, comme dans Junkyard, 2002. La recherche de la maquette de chaque future peinture se prolonge jusqu’à satisfaire l’artiste. L’exécution de la peinture sur toile sera confiée aux assistants et seulement supervisée par l’artiste. Parfait maître d’atelier, celui-ci est très scrupuleux. Cela n’est pas très différent des ateliers d’artistes ayant existé dans des siècles passés. Les qualités singulières des œuvres tiennent à la charge plastique et conceptuelle du créateur et pas du tout à une touche d’artiste, ici inexistante. D’ailleurs en penseur avisé des principes propres à installer le style de peinture qu’il souhaite produire, il a éliminé quelques spécificités picturales susceptibles de poser problème.
Cette peinture reprend le choix de certains artistes, aussi bien les hyperréalistes que Salvador Dali, qu’il admire, ou les peintres dits « pompiers » de ne pas laisser de touches visibles. S’il évite les touches, il se complait dans la superposition de couches. Visuellement (on y reviendra) l’image est fait de strates superposées. La peinture exécutée est parfaitement lisse. Pas de sous-couches, pas de repentirs, rien dessous, tout est en surface. Mais surtout Jeff Koons a choisi d’installer un espace de faible profondeur, souvent sans arrière-plans C’est le cas dans la toile intitulée Geisha, 2007. C’est une œuvre complexe où se mêlent des étendues colorées et des dessins linéaires. Sur un fond bleu sont disposées deux grandes figures de Hulk (pop star virile chère à l’artiste et antihéros de dessin animé) et des images de têtes de singes gonflables souriants (6 petits et 2 grands fragments). Par dessus ces éléments couvrant toute l’étendue de la toile, ont été disposés divers éléments graphiques, non pas plus foncés — ce qui les ferait se détacher — mais plus clairs, ce qui rend leur perception plus problématique. Le grand dessin blanc de Popeye, avec sa pipe, se confond avec la calèche tirée par son cheval au premier plan et ainsi qu’avec l’image en silhouette négative d’un train en mouvement traversant en oblique la partie supérieure de la composition.
L’image centrale de la geisha, tirée d’une estampe érotique, est déterminante tout à la fois pour la plasticité de l’ensemble et la charge signifiante. Le tracé orangé tend à disparaitre par endroits, à se fondre dans la partie basse de la peinture tandis que la multiplication des traits évoquant la coiffure de la femme japonaise constitue une masse avançant sur le plan du tableau, dans le haut de la création. Si l’image n’est pas narrative, des associations d’idées naissent de la juxtaposition des éléments. La charge érotique de l’image de la geisha, laissant dépasser un sein, devient franchement sexuelle lorsqu’on l’associe avec la vigoureuse pénétration du train (à toute vapeur). Dans l’exploration perceptive des images entrelacées de cette peinture, comme pour les autres de cette série, l’œil n’est jamais laissé en repos. L’attention est toujours relancée vers d’autres détails. Dès la conception assistée par ordinateur, les fragments d’images sont manipulés jusqu’à installer des troubles visuels et des incertitudes de lecture. Par delà la qualité très maîtrisée de composition et la perfection de l’exécution, l’observation de la peinture débouche sur un sentiment de manque. Pour traduire celui-ci verbalement, il faut employer des mots composés d’un préfixe indiquant la séparation ou l’obsolescence : désuétude, dépréciation, dévaluation.
Dans d’autres peintures de la série Hulk Elvis (2007-2008), Jeff Koons utilisera multiplement des trames trichromes d’imprimerie. Celles-ci peuvent constituer un fond animé sur lequel sont superposées des figures diverses (Dutch couple, 2007, 259,10 x 350,50 cm) ou venir très largement cacher une scène que l’on suppose sexuelle avant divers ajouts plus ou moins explicites Landscape (Waterfall) I, 2007
Depuis le début de sa carrière Koons a perverti la notion traditionnelle d’œuvre d’art en choisissant comme les modèles pour son travail des objets banals et des images de la culture populaire. En privilégiant les valeurs conventionnelles de classe moyenne, il tend à dénoncer les fragilités des hiérarchies esthétiques. Amenées au rang d’images, les œuvres d’art font dorénavant partie des biens de consommation. Comme expliqué sur l’un des panneaux informatifs de l’exposition : « Avec Antiquity, Jeff Koons inscrit son art dans un dialogue culturel toujours plus large, exploitant un vaste répertoire, de l’art paléolithique à la sculpture classique. Comme dans les séries précédentes, chaque toile se compose de strates, visuellement plus unifiées, permettant à Koons de relier son œuvre aux grands jalons de l’histoire de l’art. » L’artiste travaille certes à partir de photographies mais, pour de sa collection personnelle, il achète des chefs d’œuvres des siècles passés ; il possède, entre autres, des œuvres de Memling, Fragonard, Courbet, Manet, Picasso, Magritte.
Dans Antiquity (Manet), 2010-2014, le fond de la peinture reprend l’image du Christ insulté par les soldats (Christ aux outrages) que Manet exposa, au côté de l’Olympia, 1863, au salon de 1865. Trois images d’œuvres d’origines diverses cachent largement l’image du tableau de Manet : à gauche une statue gréco-romaine d’Aphrodite, à droite un satyre ithyphallique, au centre une représentation très stylisée d’un couple enlacé. Au tout premier plan, un dessin de voilier, réalisé au marqueur, a été très agrandi. La partie centrale de ce graphe rappelle aussi de façon très stylisée un sexe féminin . La finesse et la teinte ocre rouge clair du graphe ne le font pas sortir de la peinture ; elles facilitent ses intégrations partielles. En quelque sorte, ce motif sert de lien entre les divers plans et images d’époques multiples. On retrouve cette marque avancée dans la peinture intitulée Antiquity, (Farnese Bull) 2009-2012. La charge iconique est cette fois encore plus complexe. La représentation du groupe statuaire, dit Taureau Farnèse,(3) occupe la place centrale . Si le satyre et une autre image de Venus encadrent aussi celui-ci, il a été ajouté en bas la représentation d’un trapu phallus celtique. Un sexe féminin, lui aussi de belle taille, apparaît sur la face visible. Alors qu’habituellement les arrière-fonds sont opaques, ici deux fines silhouettes nous regardent depuis un pont traversant une vallée arborée. Voilà une peinture à la fois subversive et subvertie qui propose une aliénation joyeuse de diverses formes d’art.
Jeff Koons ne produit pas des peintures à message mais des œuvres laissant le regardeur libre de faire les diverses connections que lui permettent sa culture. « Une des choses dont je suis le plus fier [….], c’est de produire un art qui n’intimide pas ceux qui le regardent, mais qui leur donne l’impression d’y participer pleinement avec leurs sens et leur intellect, de le maîtriser et d’y avoir accès, mais aussi de pouvoir s’en extraire, ou encore de s’en servir pour s’élever eux-mêmes. » L’intérêt de ces peintures ne réside ni dans les idées avancées, ni dans l’habile technicité conduisant du projet à la réalisation mais dans le fait que l’exploration visuelle des spectateurs, pour peu qu’ils acceptent de s’arrêter un moment devant certaines peintures, les porte à réfléchir sur « le musée imaginaire » qui est le leur au XXIe siècle. Les tableaux de Jeff Koons sont des étendues planes où viennent s’entrelacer des fragments d’espaces multiples rejouant dans la rencontre de quelques archétypes une subtile réunion des temps. Ces synchronicités (Jung), à base d’éléments visuels sans liens de causalité, installent des occurrences susceptibles de prendre sens pour l’artiste d’abord et pour les regardeurs ensuite.