Accueillie en résidence au Domaine de Kerguéhennec l’hiver 2016, Jocelyne Alloucherie, déployant photographies, dessins, volumes et vidéos, convie dans les salles du château aux temps sensibles de l’invention d’une présence étrange et familière, d’une déambulation entre précarité et pérennité de l’architecture et du paysage.
La chambre des ombres, le titre de l’exposition où il est question de volume, de présence, de mouvement et de temps du rêve et de l’intime, de lumière extérieure et intérieure, pourrait alléguer la chambre photographique, la captation, la représentation. Elle est plus, une métamorphose de traces offerte à l’intuition, à l’imagination et à la mémoire du visiteur, un tissage de ressemblance et de différence où l’image se révèle selon de multiples configurations.
« En marchant, je porte le regard très haut ou très bas ; vers le sol d’abord, comptant les ombres et les photographiant, ou alors contre ce mur qui devient un écran long de plusieurs mètres. Cette paroi présente peu de diversité. Ou c’est l’inverse. Mais il s’agit d’une multiformité infime, discrète, qu’il faut détecter et apprivoiser par une insistance du regard. » [« Vers une longue frise », Le cahier des ombres, 19].
Pour le visiteur qui parcourt l’allée arborée longeant l’enceinte du potager, le regard emporté par le Soulèvement de Simon Augade, les pots bétonnés de Jean-Pierre Raynaud ou le Bleu Méditerranée de Pierre Tual, le mur n’a, à l’œil, qu’une occupation de clôture. Ce n’est qu’en pénétrant les salles d’exposition, au premier étage du château, qu’il en perçoit et en contemple la portée musicale : le Mur d’ombres, les grandes photographies d’une frise que cadencent les silhouettes singulières et semblables des arbres sur le montage de pierres, empreints par les saisons et les lichens. D’une attente, d’un instant, définis et imprécis, l’image analogue intercepte les harmonies complexes d’un temps multiple : celui, aux lenteurs, discrètes et variables, de la pierre, des arbres et de tous les végétaux, mousses, fougères, lierres… qui les habillent ; celui, plus frêle et changeant, du soleil, des nuages et du vent.
Agréablement accueilli au château avec une présentation attentionnée de l’œuvre, le visiteur est invité à se rendre dans le boudoir où il est introduit par Dédale (2014), triptyque vidéo, premiers pas dans le labyrinthe ouvert d’un jeu d’échanges poétique et d’une réflexion complexe qui mêlent attention au lieu, extérieur et intérieur, anthropologie et expérience esthétique et mentale des espaces-temps et des perceptions, épreuve de l’image et du regard : « Je reste constamment préoccupée par ce souci de faire que ces œuvres, offertes en partage aux visiteurs, suscitent des perceptions et des évocations qui se jouent entre la précarité et la permanence, l’appropriation et le dessaisissement, la familiarité et l’étrangeté. Tel un paysage qui réfléchit tous les paysages sans jamais les préciser, esquissé sur des contrastes et des contrepoints visuels. »
À l’étage, de l’aile ouest à l’aile est du château où sont suspendus ou couchés d’autres tracés fugaces et fragiles de lumière, les ombres d’arbres esquissées sur diverses surfaces se posent sur toile ou sur papier. Les images flottantes d’une fiction temporelle du passager et de l’immuable à partager se tissent, égales et changeantes dans une intimité corrélative à l’architecture intérieure et à la luminosité des chambres.
Dans ce cheminement à inventer, Jocelyne Alloucherie invite le visiteur à s’arrêter le temps d’une stable Géométrie mouvante et sonore : « J’entrais dans un parc à Paris, c’était l’hiver. Quelqu’un parlait seul. J’ai trouvé magnifique ce qu’il racontait. » De cette expérience singulière, Jocelyne Alloucherie a ré-écrit quelques années plus tard le soliloque, comme un long poème en prose, les yeux ouverts vers le ciel, roulant d’ouest en est, la cime des arbres en quadrature. Elle en a composé une vidéo de vues tournées dans des jardins français : la perspective angulaire des houppiers dresse le contraste de sa rigidité frissonnante sur l’écran de ciels changeant ; temps réels d’un théâtre animé par les chants des oiseaux, les pas des coureurs et, en voix off, le questionnement poétique de ces espaces, ni tout à fait naturels, ni tout à fait urbains.
De l’installation de ces images, c’est moins le paysage, en tant que genre photographique ou pictural, dont il est question que les réalités temporelles entrelacées d’un prélèvement et d’une révélation de l’imaginaire et de la mémoire, les porosités dilatées des lisières entre la présence de celui ou de celle qui regarde et écoute, et le lieu et les choses qu’il parcourt, entend et invente. Monuments du Funambule et Occidents, le visiteur, l’esprit débordé de visions, de l’image indiciaire à l’universel, se prend à spéculer, devant les photographies grand format et les impressions sur tissu suspendues, un minuscule danseur de corde sur le sillon grisé du ciel ; quelques fenêtres plus claires, des escaliers et des échelles qui escaladent les façades en contre-jour, et l’aplat consistant des immeubles noirs s’impose tout en vulnérabilité, double urbain du traitement mythique des images d’ombres arborées nappant les volumes de bois qui en recadrent la théâtralité.
« De sables en nuages, de fils en brumes, de vents en ombres […] », Jocelyne Alloucherie évoque un parcours métaphorique tissé de « correspondances profondes et continues » entre les propositions issues de sa résidence de l’hiver 2016 à Kerguéhennec et ses œuvres antérieures. Dans la chambre située dans l’axe du logis, une configuration sculpturale de modules de bois, Puits, couverts de couches de caséine et tendus de fils métalliques, fait écho au parc et aux bassins du domaine, tout en rappelant les volumes des salles précédentes, comme une préfiguration, peut-être, de la salle consacrée aux maquettes dans l’aile est du château. Présents dans quelques salles, absents dans d’autres, ces volumes, aussi mobilier de présentation, amènent le visiteur à sinuer dans l’espace d’exposition, à changer les orientations de son regard, tant sur l’œuvre que sur l’architecture intérieure, en une perception discontinue et cadrée, d’accueil, d’intimité et d’entrée dans l’œuvre, de frontière et de distance.
Le choix de modes d’exposition à plat et en volume et de médiums variés, photographie, scannophotographies, impressions…, participe à cette intention de questionner ce qui fait image et sa plasticité, d’interroger ce qu’on voit et comment on le perçoit, ainsi que le passage d’un paysage observé à un paysage, présent et absent, concret et imaginé à la fois « qui réfléchit tous les paysages sans jamais les préciser », un éphémère permanent, une étrange familiarité.
Ainsi des Météores et des Sabliers, où aux temps de la photographie et de son traitement s’accordent les temps géologiques : « Au départ, c’est une image, une photographie traditionnelle de nuage. Je l’imprime en très grand. Elle est déposée au fond d’une boite aux rebords de 30 cm environ. Je tends les fils. Au fond de la boite, je souffle le sable pour qu’il se configure en un dessin étrange et naturel. Je dessine avec de l’air comprimé. C’est un sable naturel qui a 358 millions d’années […] Il provient du cratère d’un météorite large de 58 km, dont une partie est aujourd’hui enfoncée dans le fleuve Saint-Laurent. » Entre matière et virtuel, le grain, celui de la photographie, celui de l’image numérique, celui du sable, dessine un paysage gestuel à la frontière du réel et du fictif, de la figuration et de l’abstraction, précaire et résistant, qui nous sonde sur notre rapport au réel et au rêve.
En contrepoint à La Chambre des ombres, la bibliothèque du château accueille Titre de Philippe Collin.