La galerie parisienne Nicolas Silin propose jusqu’au 23 mars 2019 une exposition des créations récentes de John Batho. Sous le titre « Déchirements », il est proposé aux visiteurs de découvrir une nouvelle série des recherches photographiques de l’artiste. Celui-ci explicite sa démarche dans un court texte de présentation. Ces présentes photographies reprennent des tirages refusés de précédents travaux. L’assemblage de morceaux déchirés abandonne la représentation iconique du monde au profit d’une cohérence de nouveaux espaces plastiques. Les présentes images exposées ne correspondent plus aux caractéristiques inhérentes à l’appareil photo qui dès sa conception a été conçu pour respecter la construction de la perspective albertienne ; ici l’espace plastique est construit par plans superposés. Même si on reconnait des portions d’images issues de la réalité, les compositions paraissent dans leur ensemble plutôt abstraites. La formulation comme quoi « représenter c’est nommer » tend à être prise à défaut.
Espace fragmentaire
John Batho n’ignore pas combien que la question du fragment est centrale dans les problématiques artistiques du champ contemporain. En déchirant des parties extraites de ses images photographiques antérieures il interroge la valeur indicielle de celles-ci ; en réunissant ces morceaux sur une autre surface plane il expérimente leur capacité à devenir dans un premier temps autonomes, avant d’établir ensuite des relations nouvelles. L’assemblage élaboré vaut alors autant par la présence des éléments parcellaires que par ce qui vient à manquer : la présence d’une absence. Ces fragments réunis obligent les visiteurs à se poser des questions. Dans cette série d’œuvres John Batho expérimente des créations faites de la réunion d’éléments colorés ayant perdu leurs significations iconiques originelles. Ils sont en passe d’en acquérir d’autres, des valeurs plastiques sensuelles qui s’expriment dans les formes, dans des associations de couleurs, et aussi par l’évocation de matières. Ces nouveaux espaces construits par superposition restent en accord avec la planéité frontale du support.
Les déchirures plus ou moins visibles évoquent un moment de violence contrôlée. Les morceaux discontinus ont survécu à la dispersion pour retrouver une existence nouvelle dans l’assemblage–montage qui a suivi. Les fragments déréalisés sont devenus totalement manipulables. La main du photographe, qui bien entendu exécute les attentes du cerveau, redevient active mais autrement que lors des opérations de prise de vue. Ce sont des morceaux choisis sans être pour autant des morceaux de choix, pas nécessairement ceux sur lesquels l’œil s’attardait devant l’image. Ils ont été sélectionnés pour leur capacité à s’associer à d’autres, semblables ou différents, mais propres à garder un subtil accord lumière. Même si le procédé génératif est autre, on reste toujours dans « l’écriture de la lumière », dans le photographique.
Après les papiers collés du cubisme, la mise en place de l’espace par fragments est devenu un des indices de la modernité des productions plastiques. Ces éléments colorés issus de photographies valorisent parfaitement ce qui aurait pu apparaître comme des déchets. John Batho excelle à déjouer la reconnaissance de cet état d’abandon. Ses assemblages de fragments renversent la proposition de chutes ou de rebuts. Il n’y a plus ici d’effets d’ambiances colorées et presque plus d’éléments reconnaissables : seules des ombres propres sur les plis du textile (18 005) ou du papier ( 18 2020) rappellent un monde sous le soleil. Devant la série Parasols de Deauville (1977-2004) on identifiait et nommait la scène, l’ambiance et la luminosité. C’était encore un art d’atmosphère où le regardeur, après le producteur, pouvait projeter son subjectivisme. Dans cette série Déchirements les fragments d’images ont été débarrassés de leurs contenus initiaux pour composer des paysages improbables.
Même quand les images superposées semblent d’origine analogues, comme dans les déchirages des images de papier froissé, les différences même minimes retiennent l’attention. Ces images de la désunion ont juste été (re) gardées au bon moment avant leur disparition. Le détail prend place sans assurance d’un effet de synecdoque. Les parties restées visibles ne sont pas inertes mais ne sauraient prétendre à résumer un tout même parcellaire du monde phénoménal. Les photos exposées présentent des lambeaux de souvenirs d’autres mondes sans identification assurée. La projection subjective du regardeur est fortement limitée pour l’amener à faire travailler son esprit analytique devant ces propositions photographiques réflexives. La présence de la couleur réinstalle un monde d’émotion, voyons comment.
La couleur toujours
John Batho est un des photographes français remarqué depuis longtemps pour son travail de la couleur. Il y a chez lui un engagement dans une certaine pratique photographique de la couleur comme instance critique de l’expérience artistique.
Cet artiste continue à expérimenter un travail pluriel des couleurs qui va des forts contrastes lumineux aux subtiles variations dans les gris colorés. Dans ces photos déchirées l’artiste nous donne à voir une certaine vérité de la couleur photographique : la couleur est une couche superficielle, artificielle, posée en surface neutre, déposée pour cacher la réalité du support. Cette couleur cosmétique se remarque particulièrement au lieu de la déchirure. Apparait alors (comme dans 18 11011) deux visibles celui réel du support, une matière couleur assez neutre, et l’image de réalité colorée présentant des fragments du monde. L’usage des couleurs par les photographes amateurs vise les effets photogéniques tandis que, particulièrement dans cette série d’images, John Batho élabore avec ses fragments d’images des collages aux effets picturaux. Depuis les inventions des artistes du début du vingtième siècle (cubistes, surréalistes, dadaïstes, etc.) les collages ont installé une nouvelle idée de la couleur dans les arts visuels, non plus une couleur fabriquée mais une couleur incorporée. Notre photographe ne représente plus une réalité, il installe dans l’œuvre des couleurs qui peuvent être issues du réel ou pas ; ce faisant il critique le système de la représentation en s’accordant dans l’action créative autant de liberté avec la couleur qu’avec la figuration. On notera que parce qu’elles ne renvoient plus à une image référencée, ces couleurs fragmentaires n’appartiennent plus au temps de leur prise de vue, elles peuvent être de l’année ou avoir vingt ans. Ces couleurs parlent à l’auteur d’un autre temps vécu, mais pour nous elles s’inscrivent dans l’époque où elles sont lues et il en sera ainsi longtemps encore.
La couleur déchirée par John Batho n’est pas là pour être belle ou laide mais pour provoquer une série de questionnements. Ce réel de la photo s’appréhende au-delà de la surface dans une distance subjective, favorisée par un arrêt du temps lors du moment du regard face à l’œuvre. Aucune durée n’est prévue pour la lecture d’une telle photographie abstraite. La durée de l’appréciation d’une œuvre dans laquelle dominent les effets couleur ne se connaît que par expérience. La couleur n’a pas d’obligation de signifier, parce qu’elle fonctionne en deçà ou au delà des formulations sémiologiques. La couleur se veut du côté de la vie autant que du côté du sens. C’est ce que nous apprécions devant les œuvres de John Batho réunies dans cette exposition