Un pays existe-t-il réellement quand les media n’en rendent pas compte régulièrement ? Ici l’Arménie ne fait plus la Une depuis qu’en 1984 le président Mitterrand a enfin reconnu, au nom de la France, la réalité du génocide arménien de 1915. Né à Marseille en 1980 Julien Lombardi fait partie de la 4e génération de la diaspora. En quête de ses racines, même s’il n’a plus de famille sur place il est retourné pendant plus de trois ans dans ce pays pour nous en rapporter son livre de photographies L’inachevé qui a été récompensé par le prix maison Blanche.
Charles Richet Président du Comité français pour l’Arménie écrivait dans Le Temps, en 1919 :
“Il n’y a pas à proprement parler de pays arméniens, en d’autres termes, il n’y a pas d’Arménie, l’Arménie n’existe pas ! … Est-ce parce qu’il n’y a plus, dit-on, assez d’Arméniens ? Cela équivaudrait à dire qu’il existe un chiffre au-dessous duquel un peuple n’a pas le droit d’être libre… ».
Aujourd’hui Julien Lombardi fait le constat que depuis l’implosion du régime soviétique et l’indépendance acquise en 1991 son pays reste en suspens, en transition, en chantier. De sa formation à l’ethnologie il a importé les méthodes pour nourrir sa pratique de plasticien. Lors de ces voyages il a procédé par rencontres et enquêtes auprès de différents représentants de cette société ouvriers, historiens, artistes, scientifiques, chacun(e) lui apportant leurs témoignages sur le pays et l’incitant à explorer des sites auxquels il n’aurait pas forcément pensé, comme un institut de physique nucléaire, un centre géodésique ou l’assemblée nationale.
Si le livre s’ouvre sur une jeune femme dans un studio de montage on peut en voir la traduction visuelle de la bande sonore potentielle de ces entretiens préparatoires aux prises de vue. Cette image dialogue avec celle qui clôt l’ouvrage et nous montre une caméra dans un studio de télévision encore vide. Tout le livre se construit dans cette évolution technologique signifiée par le passage de la radio (ou du cinéma analogique) à la diffusion télévisuelle.
En visite aux Archives Nationales Julien Lombardi se rend compte que la période depuis l’indépendance n’est pas illustrée, ce sont ces images qui manquent qu’il va traquer en espérant comme il l’affirme que « mythologies personnelles et collectives finissent par se conjuguer ». C’est ainsi qu’il va s’appuyer sur son intérêt pour l’espace et le décor pour montrer ces anachronismes sociétaux. L’Arménie qu’il nous montre est un pays dont les habitants sont plutôt des hommes âgés, en attente dans des paysages figés.
Les plus jeunes hommes ou femmes sont perdus dans l’immensité de ces mêmes paysages, vus de haut ou dans des plans très généraux. Deux très jeunes femmes posent en nous faisant face dans des lieux semblant désaffectés.
Dans sa quête de réparation des mémoires, des récits et des identités il met à contribution des objets d’un quotidien peu actuel , quelques architectures et monuments à l’usage difficile à définir et des œuvres elles aussi en transit dans des lieux impersonnels ou improbables. Il mène une importante recherche de coloriste qui s’appuie sur un sens des basses lumières, et des teintes fondues manifeste un regard lui aussi en équilibre entre une vision externe, celle du visiteur, et une distance plus intime dans une archéologie du présent, où l’auteur comme le dit un proverbe de son pays retrouvé est “Celui qui ne peut faire une prière chez lui et fait la messe chez les autres.”