Julian Rosefeldt, Manifesto,treize monologues composites

À l’école des Beaux-Arts de Paris on peut voir actuellement, et jusqu’au 20 avril, une installation vidéo multi-écrans de l’artiste allemand Julian Rosefeldt (né en 1965) particulièrement captivante. Elle porte le titre Manifesto. Cette création n’est pas récente (2015). Elle a déjà été présentée en Australie, en Allemagne et aux États-Unis. Dans la grande salle Melpomène sont disposés treize écrans qui diffusent simultanément les treize films vidéo très différents dans lesquels l’actrice principale est toujours Cate Blanchett. Le maquillage, les costumes et les jeux d’actrice la rendent souvent méconnaissable. La métamorphose est particulièrement incroyable lorsqu’elle est déguisée en clochard.

Il faut prévenir le visiteur particulièrement intéressé que s’il veut tout voir cela prendra 2 heures 42 minutes puisque chacune des 13 séquences dure 12 minutes 30. Mieux vaut le savoir puisque lorsqu’on commence à regarder on a envie tout voir tellement chacune des vidéos est un petit bijou cinématographique. Julian Rosefeldt nous tient en haleine par de longs travellings dans plusieurs séquences. Dans d’autres même au bout de 12 minutes on n’a pas fini d’explorer la richesse du décor. Pour d’autres encore on espère revoir et ainsi mieux comprendre l’architecture et le décor du lieu de tournage. Parmi les éléments qui surprennent le visiteur lors du visionnement des premières séquences il y a le crescendo des monologues qui montent en intensité jusqu’à un moment parfaitement synchronisé.

C’est un véritable travail d’horloger : tous les personnages joués par Cate Blanchett se mettent à parler très fort, d’une voix égale, marquée et cadencée. « C’est l’un des aspects du travail dont nous avons le plus parlé avec Julian car ce point d’intersection est un moment important de la production. J’avais une oreillette pour que je sache à quel moment précis démarrer cette partie du texte », explique Cate Blanchett. Lorsque, à ce moment là, résonne l’ensemble des voix des vidéos, c’est prenant, comme si il n’y avait plus qu’une seule expression émanant de la salle. Toutes ces voix constituent presque un cri avant de retomber, toujours simultanément, à un niveau sonore normal. Cela annonce l’approche de la fin de la séquence et le glissement progressif vers le plan visuel initial, donc le moment où il y a lieu de se déplacer pour changer de monde et d’époque.

Pour élaborer les arguments de chacune des séances Julian Rosefeldt s’est appuyé sur les textes de divers manifestes d’avant-garde du XXe siècle. Les textes originaux, dont certains sont exposés dans la salle d’entrée de l’école des beaux-arts, ont été rédigés par des artistes, des philosophes, des poètes, des cinéastes. En dehors du prologue chacune des séquences vidéo porte un titre faisant référence à une période de l’histoire de l’art ou à un médium artistique : SITUATIONNISME, FUTURISME, ARCHITECTURE, VORTICISME/CAVALIER BLEU/EXPRESSIONNISME ABSTRAIT, STRIDENTISME/CRÉATIONNISME, SUPRÉMATISME/CONSTRUCTIVISME, DADAÏSME, SURRÉALISME/SPATIALISME, POP ART, FLUXUS/MERZ /PERFORMANCE, ART CONCEPTUEL/MINIMALISME, CINÉMA. Comment le voit l’étendue des champs de référence est à la fois très vaste et très pointue.

Interprétant treize personnages très différents – allant de la mère de famille, à une enseignante d’école primaire, en passant par un clochard, une présentatrice de journal télévisé, une ouvrière, … Cate Blanchett psalmodie ces manifestes composites. Par sa voix l’auteur des choix, Julian Rosefeldt, fait résonner le sens des textes historiques des avants gardes en rapport avec le monde actuel. En passant de l’une à l’autre de ces multiples vidéos, le spectateur perçoit les fortes différences de style, d’ambiance, de rythme tant visuelles que sonores, sans pour autant que les charges notionnelles et historiques viennent appesantir la jubilation du regard. Cate Blanchett s’est fortement impliquée dans cette réalisation ; elle a très tôt participé au choix des manifestes pouvant conduire les treize scénarios réalisables parmi la cinquantaine qui lui furent proposés. Elle a déclaré dans un entretien : « Il n’était pas nécessairement question de trouver des connexions sur le plan intellectuel entre les mises en scène et les personnages, mais d’arriver à la meilleure expérience sur le plan dynamique ».

L’étonnante fascination qu’exerce chacune des séquences provient beaucoup de l’étendue de l’interprétation dont est capable l’actrice australienne. On peut dire qu’elle se livre pour chaque séquence à une véritable performance. On est encore plus admiratif lorsqu’on apprend que le tournage n’a duré que seulement neuf jours, plus trois autres pour filmer les extérieurs. Habituellement je m’efforce dans mes textes critiques de passer par une description mais ici, non seulement il y a énormément de scènes avec des images tout aussi fortes les unes que les autres mais chacune des séquences vidéo comporte des dérivations irraisonnées et des contradictions image-texte dans la lignée de celles auxquelles les surréalistes, les dadaïstes et bien d’autres artistes nous ont habitué.

Julian Rosefeldt a commencé par étudier l’architecture à Munich et Barcelone avant de se consacrer à l’image animée (films et vidéo) à partir des années 1990. Dans plusieurs séquences on retrouve cette sensibilité à des espaces architecturaux étonnants tant intérieurs (espace clos cubique coercitif, bureaux et couloirs interminables, froids, dépersonnalisés), extérieurs (friche industrielle en ruine) ou mixtes (du bord de lac au salon par un zoom arrière axial lent). Ses œuvres ne manquent pas d’interroger le médium film. On a déjà signalé le très long travelling aérien en grand angle finissant en très gros plan sur le clochard du Situationnisme. On peut aussi citer l’alternance de plans larges en plongée sur la décharge et de contre-plongées en plan serrés sur l’actrice dans la séquence Architecture. Ces quelques exemples donne une idée de l’utilisation par l’artiste des moyens techniques importants qu’il maîtrise parfaitement, tant sur le plan visuel que pour le rendu sonore. Précisons qu’il ne cherche pas à déployer les effets pour eux mêmes mais tend à les mettre au service d’expressions fortes.

Des créations comme Manifesto sont propres à renouveler pour les spectateurs la nature de l’expérience vidéo-cinématographique tant pour le fond — des exemples de conditions humaines différentes et de mondes souvent décalés, parfois virtuels — que par la forme. Une œuvre vidéo comme celle-ci demande un effort pour saisir le déroulement des temps et des espaces différents à l’intérieur d’une même séquence. Aux Beaux-Arts de Paris, du fait de la disposition des écrans, perpendiculairement et recto-verso, le visiteur ne voit correctement qu’une séquence à la fois. D’après les photographies d’autres lieux de monstration ce ne fut pas toujours le cas, au Park Avenue Armory, New York, décembre 2016 – janvier 2017 : en prenant du recul le spectateur pouvait voir trois écrans. Dans la configuration adoptée dans la capitale française le regardeur est libre choisir l’ordre de son visionnement et on peut penser que cela peut influencer le sens global de son histoire vécue. Un parallèle peut être fait entre ce libre choix de parcours et l’argumentaire multiple qui a permis a l’auteur de piocher librement dans un background de mouvements artistiques qui furent en leur temps souvent violemment opposés. Les orientations contradictoires ne gênent plus : les pratiques contemporaines se nourrissent de tout allègrement.